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La charité : il suffit d’avoir à faire usage de ce mot pour sentir combien notre belle langue française, si claire, si simple, si forte, est pauvre cependant par certains côtés. Elle prostitue le mot aimer à exprimer les préférences les plus vulgaires au lieu de le conserver exclusivement pour rendre le sentiment le plus noble du cœur. De même elle emploie indifféremment le mot charité au sens étymologique et profond de l’amour ou au sens banal de l’aumône. Peu s’en faut que cette dernière acception ne l’emporte même dans le langage usuel. L’expression faire la charité est devenue tellement courante qu’en proclamant la nécessité de faire intervenir la charité dans le règlement des questions sociales on semble vouloir dire qu’elles se réduisent à une question d’aumônes. D’un autre côté, si l’on renonce au mot charité pour employer son équivalent, si l’on dit que les questions sociales ne se peuvent régler que par l’amour, on tombe dans la rhétorique et l’on s’expose à faire sourire. Il faut cependant avoir ce courage, le plus rare de tous en France ; il faut dire bien haut que la liberté laissée à son libre jeu engendre nécessairement des souffrances, que les restrictions apportées mal à propos au principe de la liberté ont des contrecoups funestes, et que le meilleur remède est encore dans la sollicitude inquiète, ardente, de tous ceux qui ne vivent pas de leur travail direct et personnel pour ceux qui les font vivre. Je dis de tous ceux, et je tiens à insister sur ce point. Assurément, pour améliorer la condition des ouvriers, ceux qui peuvent le plus, ce sont les patrons. Ils font beaucoup déjà ; c’est calomnier à plaisir notre temps et notre pays que de le méconnaître. L’exposition d’économie sociale qui, l’année dernière, attirait une si juste attention au milieu d’attractions d’un autre ordre, a été, pour un grand nombre de personnes, une révélation, mais pour celles-là seulement qui ne s’étaient jamais beaucoup enquis de ces matières. L’espace me manque pour donner une analyse même sommaire de ces multiples œuvres patronales qui traduisaient aux yeux des profanes par des tableaux et des courbes leurs merveilleux résultats ; au fond de toutes ces œuvres, on retrouverait le même principe : sollicitude morale pour l’ouvrier ; sacrifice matériel que volontairement s’impose le patron, ce qui est une double forme de la charité. Tous les patrons remplissent-ils sur ce point tous leurs devoirs ? Qui pourrait le prétendre, lorsqu’il n’y a en quelque sorte point de limite au bien qu’un patron peut faire ? Il suffit de constater ce que beaucoup font déjà aujourd’hui pour avoir le droit d’espérer que tous en feront autant demain. Mais ce ne sont pas seulement les patrons qu’il faut appeler à l’aide, c’est encore tous ceux, quelles que soient leur origine et leurs occupations journalières,