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répétant qu’il ne peut rien pour lui-même et par lui-même ; car par là on courrait le risque de détruire en lui le sentiment de ce que les Anglais appellent le self help, énergique expression qui, dans notre langue, n’a point d’équivalent direct, mais que traduit assez bien ce vieux proverbe de nos pères : Aide-toi, le ciel t’aidera. L’association peut bien jouer le rôle du ciel, mais il faut que l’individu s’aide lui-même. Un homme d’autrefois, qui était demeuré un peu entiché de noblesse, avait coutume de dire qu’il en est de la naissance comme du zéro : par lui-même, il n’est rien ; précédé de l’unité, il en décuple la valeur. Ne pourrait-on pas dire la même chose de l’association ? Elle décuple la valeur de l’individu ; mais si la valeur faisait défaut, elle demeurerait impuissante. Il ne faut donc point mettre une confiance exagérée dans l’association, et c’est à fortifier l’individu lui-même qu’il faut surtout songer, en entretenant chez lui non-seulement la conscience de ses droits, mais le sentiment de ses devoirs. C’est un des grands dangers du socialisme que d’accoutumer l’ouvrier à trop compter sur la protection de l’État, en le traitant comme un perpétuel mineur sur lequel un tuteur attentif doit veiller, et qui n’a d’intérêt ni à être prudent, puisque la société le garantit contre les conséquences de l’accident amené par sa faute, ni à être prévoyant, puisqu’elle se charge de sa vieillesse, ni à être laborieux, puisqu’elle lui assure un minimum de salaire. Ne réduisons pas l’individu à zéro, car deux zéros accouplés ou rien, c’est même chose.


IV

La liberté doit donc demeurer le principe, et, comme à tous les principes, il n’y faut déroger qu’avec une prudence infinie, lorsqu’un principe égal ou supérieur se trouve en balance. Peut-être, dans une série d’études successives, essaierai-je de démontrer que sinon toutes, du moins la plupart des restrictions qu’on se propose aujourd’hui d’apporter à ce principe, vont à l’encontre du but qu’on veut atteindre, et que, par des phénomènes de répercussion inaperçus, elles travaillent au détriment de ceux qu’on veut protéger. Mais dans cette étude, qui est en quelque sorte de doctrine, je voudrais rechercher si la liberté seule suffit et s’il faut l’abandonner à son jeu naturel en partant de cette idée abstraite, qu’ou bien elle guérit les maux qu’elle engendre, ou bien ces maux sont de leur nature inguérissables. C’est la thèse des économistes, ou du moins des économistes d’autrefois, car les économistes d’aujourd’hui sont moins hautains dans leur intransigeance libérale. Mais économiste point ne suis et n’ai la prétention d’être. Aussi cette thèse n’est-elle pas la mienne, et j’aurai la hardiesse de dire, au risque de