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d’infériorité marquée. « Réduit à travailler au compte, au service et au gré d’un capitaliste, l’ouvrier est forcé de subir les conditions qui lui sont faites. Sans avances, demandant au travail son pain quotidien, il ne saurait, un seul jour, se passer d’emploi… Entre l’ouvrier et l’entrepreneur capitaliste, il y a échange de services, mais il n’y a pas de réciprocité complète. Les conditions actuelles de notre régime économique mettent donc logiquement les travailleurs dans la dépendance effective des capitalistes et les réduisent, le plus souvent, à une impuissance réelle que la proclamation d’une liberté abstraite n’est point susceptible de faire cesser. »

C’est en ces termes que s’expriment M. le comte de Mun et ses amis dans l’exposé des motifs du projet de loi sur la réglementation du travail industriel qu’ils ont récemment déposé, et il faut avouer qu’en théorie, l’argument ne manque pas d’une certaine force. Mais en réalité et dans la pratique des choses, l’ouvrier est-il bien réellement un faible ? Qu’on pût soutenir cette thèse il y a quelque trente ou quarante ans, alors qu’une législation injuste pesait sur lui, comme au reste sur tous les citoyens français, et qu’il ne lui était permis ni de se coaliser, ni de s’associer, je le comprends. Encore cette prétendue faiblesse ne l’a-t-elle pas empêché d’arracher à la trop longue résistance des pouvoirs publics ces deux précieuses conquêtes : la loi de 1864, qui a permis les coalitions ; la loi de 1884, qui a donné une existence légale aux syndicats ouvriers, déjà existant en fait depuis longues années et victorieux des prohibitions du code pénal. Mais aujourd’hui ? Est-ce que les ouvriers, syndiqués ou libres de l’être et usant à leur gré du droit de se mettre en grève, ne disposent pas vis-à-vis des patrons d’un pouvoir redoutable, dont ils ne sont que trop disposés à faire abus ? Est-ce que toutes les grèves qui avaient un motif légitime n’ont pas été, dans ces dernières années, couronnées de succès ? Est-ce que leurs revendications de toute nature, qu’elles eussent trait à l’augmentation des salaires ou à la diminution des heures de travail, n’ont pas obtenu satisfaction, parfois même dans ce qu’elles avaient d’excessif ? Bien plus, on pourrait se demander si, aujourd’hui, le faible, ce n’est pas quelquefois le patron. Je ne parle seulement pas des exigences tyranniques qu’ont parfois ses ouvriers et auxquelles il est obligé de céder, s’il ne veut pas provoquer une grève nuisible à ses intérêts. Mais souvent il a contre lui l’hostilité de l’administration locale, préfet ou maire, qui, de prime abord et sans connaître les faits, prend parti pour ses ouvriers contre lui. Ce n’est pas tout. Il est devenu suspect aux pouvoirs publics. La qualité de patron est une sorte de défaveur, et il suffit qu’une mesure de