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cette volonté même, ou plutôt se confondant avec elle, et ce que nous prenons pour un acte libre ne serait en nous que la résultante de lois fatales et de forces mystérieuses. Le déterminisme, en philosophie, a tué la liberté.

Même recul de la liberté en politique. Assurément, la France est un pays libre ; il y aurait mauvaise grâce à dire le contraire quand d’aucuns trouvent même qu’elle l’est trop. Mais la liberté n’y est plus une déesse dont on célèbre le culte avec enthousiasme et dévotion. Elle n’inspire plus, comme autrefois, des hymnes ni des duos. Pour la chanter, on ne trouverait aujourd’hui ni poète, ni compositeur. Ce qui est plus grave, — car la liberté peut se passer de vers et de musique, — c’est que les habitués de la politique ne croient plus en elle. Quel homme d’état trouverait-on aujourd’hui, dans l’opposition ou au pouvoir, pour écrire à nouveau cette belle page où Tocqueville parlait, en termes émus jusqu’à la mélancolie, de son amour pour la liberté. « Ce qui, disait-il, dans tous les temps, lui a si fortement attaché le cœur de certains hommes, ce sont ses attraits mêmes, son charme propre, indépendant de ses bienfaits ; c’est le plaisir de pouvoir parler, agir, respirer sans contrainte, sous le seul gouvernement de Dieu et des lois. Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle-même est né pour servir… Ne me demandez pas d’analyser ce goût sublime ; il faut l’éprouver. Il entre de lui-même dans les grands cœurs que Dieu a préparés pour le recevoir ; il les remplit, il les enflamme. On doit renoncer à le faire comprendre aux Ames médiocres qui ne l’ont jamais ressenti. » Nobles paroles qu’un ministre d’autrefois, dont la sincérité avait été mise à l’épreuve du pouvoir, complétait en ajoutant : « Ce goût sublime, c’est le sel de la terre ; si le sel perd sa saveur, avec quoi le salera-t-on ! » Hélas ! le sel a perdu sa saveur. Le goût de la liberté n’existe plus que dans certains cœurs obstinés, qui se complaisent dans la fidélité aux causes vaincues. Le gros de la nation en est revenu. Si la France est libre aujourd’hui, ce n’est ni par choix, ni par goût, c’est par lassitude. De tous les expédiens, la liberté lui paraît celui qui, provisoirement, assure le mieux son repos.

Ce qui a désenchanté la France de la liberté politique, ce sont les mécomptes qu’elle lui doit. Une cause analogue l’a désenchantée également de la liberté économique. Pas plus que la liberté politique, la liberté économique n’a tenu toutes les promesses qui avaient été faites en son nom. Elle devait résoudre tous les problèmes ; c’étaient les économistes qui avaient dit cela ; elle avait en elle une vertu curative qui pansait toutes les plaies, qui guérissait toutes les souffrances : il n’y avait qu’à la laisser agir et à attendre. L’attente