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rassurer les uns, à séduire les autres, ne reconnaissant jamais que sa politique pût ou dût conduire à une lutte armée. M. de Bismarck le servait à sa guise, avec la vigueur et l’ingéniosité nécessaires à la tâche qu’il lui avait confiée, assumant personnellement la responsabilité de toutes les compromissions. Si durant cette longue et anxieuse épreuve, le destin eût exigé du roi Guillaume qu’il renonçât à ses projets mûrement prémédités, il aurait congédié M. de Bismarck et serait sorti de cette redoutable impasse avec la renommée d’un souverain sagement inspiré à l’heure voulue. Seul, le ministre aurait emporté dans sa retraite toutes les sévérités de ses contemporains. Mais le roi n’en eut jamais la pensée. Appréciant les choses avec une perspicacité défiante, il se montra invinciblement rebelle à tous les avis, quelles qu’en fussent la source et l’autorité. Il maintint fermement entre les mains de M. de Bismarck les rênes de son gouvernement.

Ces faits sont constans ; ils démentent la légende. L’opiniâtreté avec laquelle le roi a repoussé les obsessions dont il était l’objet n’est pas d’un homme qui n’aurait eu qu’une soumission aveugle et inconsciente aux impulsions du ministre. Nous avons dit comment le souverain comprenait l’exercice de ses droits, comment il imposait sa direction tacite, mais toujours vigilante en toute chose. Il n’a cessé de l’imposer après comme avant la constitution de l’empire. M. de Bismarck en a témoigné lui-même : « J’ai un grand respect, disait-il dans ce langage fier et hautain qui a imprimé un si puissant relief à sa personnalité, un grand attachement pour l’empereur Guillaume, et je crois lui avoir prouvé mon dévoûment plus souvent qu’il ne m’a montré sa reconnaissance ; mais je dois dire que si j’ai donné mes forces, ma santé, ma vie pour son service, il ne m’épargne pas les secousses et les causes d’irritation. Je me porterais beaucoup mieux sans les petites lettres dont sa main m’honore. » Si les choses se passaient de la sorte quand déjà M. de Bismarck avait donné la mesure de ses précieuses aptitudes, quand le succès avait répondu à leurs efforts communs au-delà de toute prévision, quand le ministre pouvait justement revendiquer une part considérable dans l’œuvre accomplie et une plus grande liberté de mouvemens, comment peut-on se refuser à reconnaître que le contrôle du roi a dû s’exercer bien plus rigoureusement, d’une façon plus active, et plus impérieuse, pendant la période préparatoire, tandis qu’on se disposait à remettre au sort des armes, aux caprices de la fortune, les destinées du pays ? Le roi y engageait la gloire, sinon l’existence de sa dynastie, M. de Bismarck sa réputation d’homme d’état et son avenir personnel. L’enjeu de l’un était autrement précieux que celui de l’autre, et l’on comprend aisément que la circonspection du souverain se soit