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au pouvoir en septembre 1862, M. de Bismarck n’eut donc à soumettre à l’agrément du souverain ni un plan de conduite, ni des vues nouvelles. La pensée du maître était bien celle qui passionnait le ministre. L’accord entre eux était établi d’avance, et sur le but, et sur les moyens. Le roi ne pouvait en douter et cette conviction avait déterminé le choix du nouveau président du conseil. Est-ce à dire que dès cette époque leur ambition commune ait entrevu les dernières limites de l’horizon qui s’ouvrait radieux devant eux ? Rien n’autorise à le présumer. Aux hommes que le sort a marqués pour de hautes destinées, on attribue aisément, quand de grands événemens s’accomplissent, une prescience sans bornes, des calculs qui embrassent, avec une entière sûreté, l’avenir des peuples pendant une longue période. C’est faire au génie humain une part trop grande. M. de Bismarck lui-même n’a jamais revendiqué une pareille gloire. Aucun homme d’Etat n’a moins caché sa pensée intime ; et quand on étudie sa correspondance, quand on évoque les confidences dont il a été si prodigue pendant les premières années de son long ministère, on se persuade facilement que ses prévisions, comme ses espérances, ne s’étendaient ni aussi loin, ni aussi haut qu’on a voulu le croire. En diplomatie, comme à la guerre, comme dans toutes les choses de ce monde, les fautes de vos adversaires vous sont bien plus profitables que la meilleure des stratégies. C’est ce qu’on appelle vulgairement le bonheur. La Prusse en a été comblée par les caprices de la fortune. Soyons équitable cependant et hâtons-nous de le dire, c’est à un prince et à des conseillers dignes de toutes ses faveurs qu’étaient confiés les intérêts de la Prusse durant l’époque dont nous notons rapidement quelques détails que l’histoire retiendra. La morale, à la vérité, n’y a pas toujours trouvé son compte ; mais, dans les conflits des peuples, la morale et la politique sont rarement de la même fête.

Deux questions agitaient plus particulièrement les chancelleries au moment où M. de Bismarck, répondant à l’appel de son souverain, constitua son ministère. La Pologne avait repris les armes et revendiquait l’autonomie qui lui avait été garantie par les traités de 1815 ; elle avait engagé une lutte suprême et sanglante qui provoqua l’intervention diplomatique des puissances. D’autre part, les états allemands, cédant à la pression du sentiment public, avaient repris, par l’organe de la diète, l’inique querelle faite au Danemarck à propos du Slesvig-Holstein et le menaçaient d’une nouvelle exécution. A l’origine des premières agitations qui éclatèrent en Pologne, le roi Guillaume avait conjuré son neveu, l’empereur Alexandre, de ne faire aucune concession à ses sujets révoltés, de