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y avait de meilleur et de plus hardi dans sa pièce, pour n’en laisser arriver à la rampe que les effets de vaudeville ou de mélodrame. Mais le public, effrayé de ce que la pièce, ainsi mutilée par les comédiens, contenait cependant encore, à ce qu’il paraît, d’observation cruelle et de vérité vraie, n’en a pu supporter l’audace. Il a trouvé que c’était trop d’un coup ; et M. Lavedan, victime, dans la coulisse, de sa complaisance pour ses interprètes, l’a été, dans la salle, de la force et de l’originalité de sa comédie… Je ne lui souhaite, pour moi, que de ne pas l’être aussi de cette manière de le louer ; et, puisqu’il est homme d’esprit, j’ose lui conseiller d’en remercier cordialement ses amis, mais de ne pas du tout les en croire.

Car, j’ai bien vu dans Une Famille la part de la convention, qui est grande en effet ; j’y ai vu celle du désir déplaire ; je n’y ai pas bien vu celle de l’observation et de la vérité. A moins peut-être, et je le crains, qu’aux yeux des amis de M. Henri Lavedan, comme aux siens, la vérité de la vie ne consiste uniquement dans son incohérence ; et que les choses ne passent pour conformes à la réalité qu’autant qu’elles sont illogiques, et, pour ainsi dire, sans cause ou sans raison qui les explique. Il y a de cela dans Une Famille ; il y en a aussi dans la plupart des pièces qui se jouent au Théâtre-Libre. Pourquoi le commandant Chalus, explorateur illustre, membre de l’Institut, émule des Livingstone et des Stanley, homme à la fois d’action et d’étude, a-t-il donné sa fille à M. Le Brissard, qui n’a pour lui ni la situation, puisqu’il ne fait rien ; ni la fortune, puisqu’il est ruiné ; ni le nom, puisqu’il s’appelle Le Brissard ; ni l’esprit, ni rien enfin de ce qui peut décider du choix d’un gendre ? Voilà : il la lui a donnée parce qu’il la lui a donnée ; c’est la vie ! et si le commandant Chalus avait eu quelque raison de donner sa fille à M. Le Brissard, ce ne serait plus la vie, dont le propre est d’être inexplicable. Le commandant Chalus s’est remarié, et sa seconde femme a une fille d’un premier lit. Pourquoi, si Mme Le Brissard, qui est une personne à la fois sentimentale et revêche, ne peut souffrir ni sentir sa demi-sœur et sa belle-mère, continue-t-elle cependant d’habiter sous le même toit qu’elles ? Ceci, ce n’est plus la vie, c’est la convention, c’est le besoin qu’a eu M. Lavedan, pour mettre un semblant d’intrigue dans sa pièce, de rendre M. Le Brissard amoureux de sa jeune belle-mère. Mme Chalus, qui aime fort son mari, se moque agréablement de M. Le Brissard. Mais, pourquoi, quand il serait si facile de s’en moquer chez eux, lui donne-t-elle un rendez-vous au dehors ? Pourquoi Mme Le Brissard, informée par une lettre anonyme, dénonce-t-elle sa belle-mère à son père ? Pourquoi l’a-t-elle à peine fait qu’elle s’en repent et qu’elle s’en désole ? Pourquoi se jette-t-elle aux genoux de sa sœur ? Pourquoi, quand il serait si simple d’avertir Mme Chalus de ne pas aller au rendez-vous qu’elle a donné à M. Le