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Elle passait, et, en passant, elle le regarda, le salua, et « son ineffable courtoisie » fut pour Dante la béatitude suprême. Il la vit encore à l’église. Une autre fois, elle ne lui rendit pas son salut et Dante en ressentit une douleur si profonde qu’il se retira dans la solitude de sa demeure. Là il baigna la terre de ses larmes et tout en murmurant : « Amour, viens au secours de ton serviteur ! » il s’endormit comme un petit enfant, dit-il, qu’on a battu et qui pleure. Puis il la rencontra dans une maison amie, à une fête de fiançailles. Enfin, elle ne lui apparut plus que morte, en songe ou dans ses souvenirs, et de ces visions merveilleuses il résolut de ne plus parler avant d’être capable d’en parler dignement. « Pour y parvenir, écrit-il, je fais tous mes efforts, et Elle le sait bien. » — « Et s’il plaît, ajoute-t-il en achevant la Vita Nuova, s’il plaît à Celui par qui vivent toutes choses, que ma vie à moi dure quelques années encore, j’espère que je dirai d’Elle ce qui jamais d’aucune ne fut dit. Et alors plaise à Celui qui est le Seigneur de toute courtoisie, que mon âme aille contempler la gloire de sa dame, de ? a Béatrice bénie, qui regarde glorieusement face à face Celui qui est per omnia sœcvla benedictus. »

Y avait-il là matière à un opéra, fût-ce à un opéra de M. Benjamin Godard ? Il est permis d’en douter, sans faire injure au compositeur du Tasse, de la Symphonie légendaire et de Jocelyn. L’ouvrage nouveau de M. Godard s’appellerait Ernest et Joséphine ou Jenny l’ouvrière, qu’il y gagnerait beaucoup. Les mauvaises pages n’en sembleraient alors que médiocres, et les médiocres (car il y en a qui ne sont que médiocres) s’élèveraient au moins jusqu’au passable. Par exemple, qu’un petit amoureux de second ordre, qu’un étudiant qui va le dimanche à la campagne fredonne l’honnête romance du premier acte : Le ciel est si bleu sur Florence ! passe encore. Mais Dante ! — Dante, dira-t-on, a eu ses vingt ans comme nous. — Non ; il les a eus, ses vingt ans, mais autrement que nous, et c’est justement pour cela qu’il est Dante.

Et de Béatrice, quelle pensionnaire on a faite et quelle poupée ! Elle chante deux duettinos tout à fait mignons : l’un au premier acte, avec une certaine Gemma, l’inévitable amie ou suivante de toute héroïne lyrique ; l’autre avant de mourir, avec Dante lui-même, et ces deux petits morceaux feront peut-être les délices des salons en province. Dans le premier Béatrice raconte son enfance, qu’elle a passée (qui l’eût cru ? ) avec Dante : « Comme deux oiseaux que leur vol rassemble ! » et les flûtes de gazouiller, pour imiter les oiseaux ; et la « chère confidente » de suivre Béatrice à la tierce ou à la sixte. — M. Blau sait pourtant que Béatrice, loin d’avoir été élevée avec Dante, lui parla seulement deux ou trois fois dans sa vie, et tout autrement (cela, c’était à M. Godard de le deviner), tout autrement que sur ce ton précieux d’opérette sentimentale. Quant au second duo, qui vaut mieux