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premières années du XVIIIe siècle, le roman s’était comme enrichi de la substance même de la comédie de Regnard et de Molière. Avec l’auteur de Cleveland et du Doyen de Killerine, il s’était approprié les moyens consacrés de la tragédie classique. Et si l’on dirait volontiers qu’avec Richardson et Rousseau, c’est à l’éloquence de la chaire qu’il emprunte le sujet de ses prédications, Mme de Staël, à son tour, y fait entrer ce genre d’observations, moins générales et plus subtiles, que s’étaient réservés jusqu’alors ceux qu’on peut appeler nos petits moralistes : un Duclos, un Vauvenargues, un La Bruyère.

Elle a bien senti que ce n’était pas là sa moindre ambition, et que ce ne serait point, si elle réussissait, son moindre mérite ni sa moindre originalité. « Les événemens ne doivent être, dans les romans, que l’occasion de développer les passions du cœur humain… Les romans que l’on ne cessera jamais d’admirer… ont pour but de révéler ou de retracer une foule de sentimens dont se compose, au fond de l’âme, le bonheur ou le malheur de l’existence, ces sentimens que l’on ne dit point parce qu’ils se trouvent liés avec nos secrets ou nos faiblesses, et parce que les hommes passent leur vie avec les hommes, sans se confier jamais mutuellement ce qu’ils éprouvent. » Voilà pour la psychologie ; et voici pour la morale : « Observer le cœur humain, c’est montrer à chaque pas l’Influence de la morale sur la destinée. Il n’y a qu’un secret dans la vie, c’est le bien ou le mal qu’on a fait… Il se cache, ce secret, sous mille formes trompeuses ; vous souffrez longtemps sans l’avoir mérité, vous prospérez longtemps par des moyens condamnables ; mais tout à coup votre sort se décide, le mot de votre énigme se révèle… C’est ainsi que l’histoire de l’homme doit être représentée dans les romans, c’est ainsi que les fictions doivent nous expliquer, par nos vertus et nos sentimens, les mystères de notre sort. » Il serait difficile, je crois, d’entendre plus largement l’usage de la morale dans le roman ; — et de mieux définir le roman psychologique.

Or, on remarquera qu’il n’existait point, ou à peine, avant Mme de Staël, et que Marivaux l’avait bien ébauché, mais Marivaux n’avait point fait école. Mettant à part la Nouvelle Héloïse, tous nos romans du XVIIIe siècle sont des satires, comme Gil Blas et comme Candide, à moins que ce ne soient, comme les romans de Prévost, des tissus d’aventures, où ce qu’il peut y avoir d’observation mêlée se cache, et ne se laisse pas aisément découvrir sous l’invraisemblance des événemens qui l’enveloppent. Là même est une des raisons du mépris dédaigneux qu’on a vu que les « vrais gens de lettres » affectaient volontiers pour le roman. Ou le roman n’est qu’à peine un roman, l’intérêt n’en étant fait alors que de la belle humeur ou de l’âpreté de la satire, que de la malice des allusions, ou du bel esprit de l’auteur même, — comme dans Zadig, par exemple, ou dans le Diable boiteux ; — ou bien c’est un roman, mais il n’est pas littéraire, les moyens dont il use pour séduire la