l’esprit « en menant précisément la même vie que ceux qui en manquent ? » Ou si enfin, considérant que « les grandes pensées, les sentimens généreux, sont dans le monde la dette de ceux qui sont capables de l’acquitter, » elle veut vivre, et, comme l’homme, « se frayer à elle-même sa route d’après son caractère et d’après ses talens, » la société la répudiera-t-elle ? faudra-t-il qu’une telle femme renonce à sa part de bonheur ? et de quel droit lui demandera-t-on, à quel titre, dans quel intérêt, de travailler silencieusement à étouffer en elle tout ce que la nature y avait mis de meilleur, de plus rare, de plus éminent, de plus utile peut-être, — c’est bien l’idée de Mme de Staël, — au progrès futur de la civilisation et de l’humanité ? Corinne a posé la question. Elle est assez difficile pour qu’on ne s’étonne point si Mme de Staël ne l’a pas résolue.
On voit en même temps, — si l’on a vu plus haut, comment et par où les romans de Mme de Staël procédaient de la Nouvelle Héloïse, — comment ils préparent et comment ils annoncent les romans de George Sand. Au lieu de résister à la violence de son « sentiment » pour Léonce, il a suffi que Delphine s’y abandonnât toute pour devenir Indiana ou Valentine ; il a suffi, pour devenir Lélia, que Corinne se mît en révolte ouverte contre les conventions ou les nécessités sociales qu’elle avait impatiemment subies. Ou plutôt encore : ce que les héroïnes de Mme de Staël ne réclamaient qu’au nom de « leur supériorité intellectuelle ou morale, » — et, par conséquent, en un certain sens, au nom de l’intérêt social mieux entendu, — les héroïnes de George Sand le réclameront bientôt du droit de leur passion. La différence est grande, sans doute ; et, de résister, comme Delphine, comme Corinne, qui en meurent, aux entraînemens de la passion, ou, au contraire, de s’y livrer, comme les héroïnes de George Sand, et, pour combattre la tentation, d’y succomber, il semble d’abord que ce ne soit pas la même chose. Mais faisons attention que selon l’esthétique romantique, la passion même, la passion toute seule est à celles qui l’éprouvent un signe ou un témoignage de leur propre supériorité. Dans le roman de George Sand comme dans le théâtre de Dumas ou d’Hugo, les « âmes vulgaires » ne savent pas aimer ; l’amour est comme la foudre, « qui ne tombe pas sur les lieux bas ; » et l’adultère même y a quelque chose d’héroïque et de surhumain. C’est donc bien une espèce de supériorité que d’être capable de passion. Et si nous ajoutons maintenant que les seules preuves que les Corinne, et surtout les Delphine, puissent donner de la supériorité dont elles se vantent en s’en plaignant, c’est la conscience qu’elles en ont, ne reconnaîtra-t-on pas entre elles et les Valentine ou les Indiana la parenté que nous disions ? C’est toujours « l’être faible, chargé de représenter les passions comprimées, ou, si vous l’aimez mieux, supprimées par les lois. » C’est « l’amour heurtant son front à tous les obstacles de la civilisation. » C’est