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par l’éloignement de la distance et du temps, ne portaient pas avec eux la preuve de leur ressemblance ; toute une aristocratie de la fortune et du nom paraît et se montre à nous presque pour la première fois dans les romans de Mme de Staël. Ce qu’avait fait Rousseau, dans son Saint-Preux, pour le petit bourgeois frondeur, sentimental et ambitieux de 1760, ou Le Sage, entre 1715 et 1730, pour l’aventurier parti d’en bas, qui devenait Gourville, et quand il était plus heureux, Dubois ou Alberoni, Mme de Staël l’a l’ait pour ces aimables femmes et pour ces grands seigneurs, auprès de qui Talleyrand avait si bien senti la subtile « douceur de vivre. » Il est possible que son héros, que Léonce de Mondoville, et Henri de Lebensei, et M. de Valorbe ne vivent pas, au sens où l’on entend le mot ; mais ils ont certainement existé. Je veux dire que Mme de Staël les a connus ; que si leur physionomie manque d’accent et d’individualité, cependant les traits en sont vrais ; et que s’ils ne sont pas ce qu’on appelle des types, on trouve en eux de quoi reconstituer le leur. Les femmes sont plus vivantes, sans l’être autant qu’on le voudrait, — à l’exception de Delphine et de Corinne elles-mêmes, — Mme d’Arbigny ou lady Edgermond dans Corinne, et Mme de Vernon, Mme de Mondoville, Mlle de Ternan, Mlle d’Albémar dans Delphine ; mais comme les hommes, ou plus encore que les hommes, elles sont de leur « monde ; » et ce monde en est un qu’avant Mme de Staël personne encore n’avait peint dans le roman.

Autre qualité, que je ne pense pas qu’on lui dispute. Quoique Mme de Staël ait toujours en écrivant quelque chose de viril, elle est femme, autant qu’on le puisse être, et ses romans sont des biographies de femmes. « Pour la première fois depuis bien longtemps, disait l’autre jour M. Faguet, en parlant de la Julie de Rousseau, une complète biographie féminine était faite dans un roman ; » et n’oublie-t-il pas un peu Marianne et Clarisse ? Mais il a cependant raison. Seulement, c’est le cas ici de nous rappeler qu’une âme humaine n’est jamais entièrement comprise ni connue d’une autre âme ; et qu’au dedans de chacun de nous, il y a toujours pour les autres une irritante, une obscure, une indéchiffrable énigme. J’ai donc des doutes sur la vérité du caractère de Julie d’Étanges, comme j’en ai sur la vérité de celui de Clarisse Harlowe : j’en ai moins sur Delphine, sur Corinne, sur Indiana, sur Valentine, sur Jane Eyre ou sur Hetty Sorel. Je veux dire que je crains toujours que, pour analyser ou pour peindre un caractère de femme, pour écrire surtout « une complète biographie féminine, » il ne soit fâcheux d’être homme. Et, en effet, le serions-nous, si dans un portrait de femme, quand nous en traçons un, nous ne mettions toujours un peu plus de rêve, ou de rancune, que de réalité ? C’est pourquoi, tout en admettant que Clarisse Harlowe et la Nouvelle-Héloïse en aient donné, l’une le signal et l’autre le modèle, ce grand éloge que fait M. Faguet de l’un des mérites éminens et effectifs du romande Rousseau, je lui demande la permission de le transporter aux