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vraiment du monde ; — car je n’y compte point Mme de Tencin ; ni, malgré la splendeur de son nom et la noblesse de sa race, Mlle de La Force. On connaît d’autre part la vie besogneuse et douteuse du pauvre abbé Prévost ; on sait la vie honorable, régulière et rangée, mais obscure et bourgeoise de l’auteur de Gil Blas et du Diable boiteux ; Marivaux seul, au XVIIIe siècle, a fréquenté dans les salons, et non pas en vérité, dans les plus aristocratiques. C’était le ton bourgeois, et assez pesamment bourgeois, qu’il trouvait dans le salon de Mme Geoffrin ; mais dans le salon de Mme de Tencin, c’était le mauvais ton. On s’en aperçoit bien quand on lit le Paysan parvenu, et au besoin quelques endroits choisis de la Vie de Marianne. Mais, au contraire, née dans la richesse, entourée d’adulations précoces dans le salon de sa mère, élevée pour le monde et dans le monde, mariée au baron de Staël, ambassadeur de Suède, et depuis, à Coppet, ayant connu tout ce qu’il y avait alors, non-seulement en France, mais en Europe, d’hommes ou de femmes distingués, Mme de Staël, pour peindre le monde, n’a eu qu’à se souvenir ; et, puisque c’est elle que Delphine, puisque c’est elle que Corinne, elle n’a eu, en faisant son portrait, qu’à l’accompagner de son fond naturel et qu’à le mettre dans sa bordure.

C’est ce qui donne à ses romans, et à Delphine surtout, la valeur ou l’intérêt d’un roman historique. Comment on a vécu dans les années troublées de la révolution, entre 1790 et 1792 ; comment, en pleine guerre civile, et sous la menace toujours prochaine de la guerre étrangère, européenne, universelle, on a cependant continué de causer, et d’intriguer, et d’aimer ; quelles questions, toujours les mêmes, on n’a pas cessé d’agiter dans les conversations mondaines, avec ce que l’inquiétude publique y mêlait de fiévreux, je ne sache guère de documens, de Mémoires ou de Correspondances, qui nous l’apprennent mieux, et comme plus naturellement que la Delphine de Mme de Staël. Avec ses qualités d’observatrice mondaine, Mme de Staël a fixé là, pour nous, ce que l’on appelle un moment de l’histoire de la société française. On ne saurait sans doute l’oublier, dans un temps comme le nôtre, où, si quelques jeunes gens et quelques femmes ne demandent guère au roman que de leur faire « passer une heure ou deux, » il n’y a pas en revanche de défauts que les érudits ou les historiens ne lui pardonnent s’ils y trouvent quelques renseignemens sur « la danse du schall, » ou sur la vie noble, aux environs de 1795, dans une petite ville du Northumberland.

Mais, à un point de vue plus général, ce que ces romans jadis fameux, et toujours célèbres, ont fait entrer pour la première fois dans le domaine du roman, c’est la peinture de « la bonne compagnie. » Toute une classe de la société, la moins nombreuse, mais non pas la moins intéressante à connaître, parce qu’elle est la plus complexe, étant la plus raffinée ; dont les sentimens, dans la tragédie de Racine lui-même, transposés