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avait été miraculeusement sauvé. A la vérité, il n’avait pas prononcé le mot qu’on lui attribue : « Fils de saint Louis, montez au ciel ! » Mais ce saint ne tenait pas à vivre et il avait tout fait pour mériter la mort. Il survécut à plus d’un innocent qui, portant un nom suspect, était soupçonné d’avoir commis un secret péché d’opinion et d’être plus enclin au regret qu’à l’espérance.

Un fait à relever est que beaucoup d’Anglais qui avaient été molestés ou incarcérés ne gardèrent pas rancune à la France et y restèrent.

En 1796, lord Malmesbury, que ses beaux yeux et sa chevelure argentée firent surnommer le « lion blanc, » vint à Paris pour négocier la paix. Il fut étonné d’y trouver nombre de ses compatriotes, sortis de prison, qui ne songeaient pas à retourner en Angleterre. Peut-être pensaient-ils comme le nabab de Manille, Quintin Craufurd, « qu’il faut faire sa fortune où l’on peut, mais qu’on ne peut en jouir qu’à Paris. » Crauford, qui avait aidé à la fuite de la famille royale en 1791, fut classé parmi les émigrés, on vendit ses meubles, ses tableaux, ses statues. Après la Terreur, il se hâta de revenir, et, sous l’empire, il joua plus d’une fois au whist avec Talleyrand. Sir William Codrington lui-même continua de résider en France. Fraser Frisell, qui avait trois passions : les voyages, la chasse et le grec, avait été arrêté à Dijon. Il demeura quinze mois en prison et y forma des amitiés. Après la rupture de la paix d’Amiens, il fut arrêté de nouveau, et prit son mal en patience. La France lui plaisait tant qu’il s’y maria, y vécut et y mourut. Il n’avait revu qu’une fois l’Ecosse.

Il va sans dire que, comme le docteur Priestley, la plupart des enthousiastes n’avaient pas tardé à se refroidir, à se dégriser. Ils reniaient leur idole, ils s’étaient aperçus que la sirène qui leur avait pris le cœur avait du goût pour la chair humaine et buvait avec la même volupté le sang de ses amis et de ses ennemis. Beaucoup cependant conservèrent longtemps encore leurs sympathies et leur foi. L’ami de Franklin, Benjamin Vaughan, qui, arrêté par le comité de salut public, fut détenu un mois, puis banni, rentra en France en 1796 et publia une brochure dans laquelle il impute les excès commis aux traditions de l’ancien régime et aux funestes inspirations de meneurs élevés et façonnés par le despotisme. Il constate que dans les journées les plus orageuses le peuple respecta la propriété privée, écouta souvent la voix de la raison, et que, chose étonnante pour un Anglais, on rencontrait dans les rues de Paris peu d’hommes en état d’ivresse. Il en conclut que tout est bien qui finit bien, il porte aux nues le directoire, prédit à la République de longues années de paix et de prospérité : selon lui, la constitution de l’an III a donné à la France un système de gouvernement que lui envieront avant peu les Anglais, les Suisses, les Hollandais, les Américains eux-mêmes.