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aujourd’hui, il n’y a pas de doute que le prononcer à la façon érasmique serait une pure insanité ; quant au grec ancien, les votes académiques ont mis pour ainsi dire en demeure notre gouvernement d’opérer la réforme demandée. Tous les peuples qui ont figuré, l’année dernière, au Champ de Mars ont pu voir leur langage respecté, leur langue parlée, autant qu’il était possible, comme ils la parlent eux-mêmes. Un seul a fait exception. Sur plusieurs constructions, on avait peint des inscriptions grecques ; dans la section hellénique, il y avait beaucoup d’écriteaux en grec. C’était une pitié d’entendre les passans, plus ou moins lettrés, qui les lisaient tout haut et les interprétaient. N’est-il pas temps de mettre un terme à ces mutilations ? Et si les Hellènes ont avantage à nous, prêter aide et assistance, n’auraient-ils pas toute raison de prendre une initiative que les votes de nos corps savans justifient ?

Du reste, si ceux qui nous gouvernent portaient leur attention sur ce point, ils se convaincraient bientôt qu’une réforme analogue doit être faite pour le latin. Les Romains n’ont jamais prononcé leur u autrement que ou dans couleur ; ils n’ont jamais donné au c le son de l’s ; leur g n’était pas toujours le même que le nôtre. Surtout ils n’égalisaient pas les syllabes à la façon de nos chantres d’église ; ils les faisaient longues ou brèves et ils marquaient fortement l’accent dans les mots et dans la phrase. Étant nous-mêmes une nation latine, écrivant notre langue avec l’alphabet romain, nous n’aurions aucune peine à prononcer convenablement le latin ; il suffirait de prendre pour modèles les Italiens et les Espagnols. Mais je ne dois pas traiter ici cette question de la prononciation latine. Disons seulement, que si nous en faisions la réforme, nos écoliers, en sortant du collège, sauraient en grande partie l’espagnol et surtout l’italien, qui est presque du latin. La réforme étant aussi faite pour le grec, langue vivante et parlée, les peuples méditerranéens verraient leurs relations singulièrement facilitées. Il ne faut pas oublier qu’ils gravitent autour de la France ; les alliances plus ou moins sincères que leurs ministres contractent au dehors sont artificielles et éphémères. La parenté, surtout celle des idées et des tendances, a plus d’empire sur les nations que des contrats suscités par un intérêt souvent mal entendu et toujours changeant. Par son état social et politique, par son développement littéraire, artistique et scientifique autant que par la sincérité de sa pensée et par son désintéressement, la France est comme un phare haut et puissant qui luit sur la Méditerranée. Les peuples le savent bien ; il faut qu’ils puissent se le dire les uns aux autres ; pour cela, il est nécessaire qu’ils se comprennent. C’est par des langues bien prononcées et correctement parlées qu’ils peuvent échanger leurs idées et leurs sentimens.

Émile Burnouf.