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preuve. A l’époque où survinrent les barbares, le latin n’était pas seulement la langue officielle dans les provinces de la Gaule ; il était parlé dans le peuple, qui y mêlait des mots celtes ou de quelque autre provenance. Les Romains vaincus ne purent pas conserver intacte la valeur des lettres qu’ils employaient ; non-seulement beaucoup de mots furent tronqués, comme lacus qui devint lac, porticus qui fit porche avant de faire portique ; mais, ce qui n’était pas moins grave, les voyelles tendirent à s’atténuer et à se confondre avec d’autres voyelles d’une moindre sonorité. C’est ainsi que beaucoup d’a devinrent ai et se confondirent avec è ; amare fit aimer ; pater, mater, frater firent père, mère, frère ; odor, soror devinrent odeur, sœur. A mesure que cette modification s’opérait dans la sonorité des mots, la langue latine s’effaçait et une langue nouvelle, qu’elle engendrait, prenait sa place : ce fut le français. Des altérations moins profondes s’opéraient dans le latin en Italie, en Espagne et généralement dans les pays où cette langue était parlée. La transformation y fut pourtant assez complote pour que le latin de ces contrées engendrât des langues nouvelles ; les voyelles y furent souvent modifiées, les consonnes prononcées autrement que dans la langue mère : ainsi formosus fit en espagnol hermoso, filius fit hijo. Les désinences surtout se trouvèrent atteintes, les cas des noms et des adjectifs disparurent. Dans le corps même des mots il y eut des changemens et des éliminations de lettres : ainsi le mot mugis, qui en latin veut dire plus, devint mais en français par l’exclusion du g ; mai en italien par celle du g et de l’s ; mas en espagnol par celle du g et de l’i, mais sans l’atténuation de l’a en ai, qui est une règle générale en français.

Les exemples pourraient être multipliés à l’infini ; ceux-là suffisent pour faire comprendre comment le latin passa dans l’Italie même à l’état de langue morte. Rien de pareil ne se produisit pour le grec. Les étrangers qui devinrent à plusieurs reprises les maîtres du pays n’y furent pour ainsi dire que campés ; ils n’exercèrent pas sur la langue une action qui pût la transformer en une langue nouvelle. Au matériel de cette langue s’ajoutèrent des mots nouveaux, surtout des noms de choses et de personnes et quelques adjectifs ; mais loin de changer la forme du langage, ce sont au contraire ces mots importés qui prenaient des formes grecques. Le même fait a lieu encore aujourd’hui : quand un mot européen est adopté par les Hellènes pour exprimer une chose qui n’existait pas chez eux, ce mot importé prend aussitôt une forme grecque et se décline comme les autres mots de la langue. Il en résulte que, si le matériel de la langue grecque subit des changemens, sa forme persiste de siècle en siècle. Or, on peut constater, et c’est là un des faits les mieux connus de la linguistique comparée, que ce matériel est le même