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l’hérédité naturelle, puis par les traditions de toutes sortes, qui sont comme l’imitation de la société par elle-même à travers les âges. Les secondes se développent surtout par le moyen des esprits initiateurs, inventifs, novateurs, qui constituent une élite dirigeante et une aristocratie démocratique. L’éducation doit, par des moyens naturels et non artificiels, assurer la sélection des capacités en vue du progrès, avec non moins de soin qu’elle doit assurer la tradition conservatrice qui sert de base à la société même. Il faut donc élever, au vrai sens du mot, élever tous les esprits, ne songer qu’à ce qui moralise, désintéresse, porte les regards haut et loin. Il faut renoncer à la superstition du savoir qui n’est que savoir, du vrai qui n’est que vrai, du fait qui n’est que fait. Une nation, avant tout, a besoin de ce qu’on nomme un « esprit public, » c’est-à-dire un esprit de dévoûment à la chose commune ; elle a besoin de toutes les vertus sociales et aussi des vertus intellectuelles, qui, nous l’avons vu, consistent dans l’amour désintéressé du vrai et du beau. L’éducation utilitaire et positive, ou prétendue telle, est donc la plus fatale de toutes pour la fécondité et la force d’une nation. Elle fait aujourd’hui des progrès en Allemagne même, par le développement des « écoles réelles, » qui inquiète les esprits éclairés, et elle prépare sans doute aux Allemands des mécomptes pour l’avenir ; maintenons chez nous, pour conserver et accroître toutes nos chances de succès, une éducation vraiment libérale, la seule qui ait jamais fait la puissance d’un peuple. Si les individus, si les pères de famille eux-mêmes sont toujours tentés d’oublier le but général et national de l’éducation, l’État doit l’avoir sans cesse devant les yeux. La France ne saurait, en instruisant ses enfans, considérer leur intérêt individuel et immédiat, comme y sont portés les enfans mêmes et les parens ; elle doit travailler pour l’avenir de la nationalité et de la race, pour ces générations futures qui représentent un nombre d’hommes infiniment plus grand que la génération actuelle et qui sont, en définitive, la meilleure portion de la patrie. Les connaissances utiles à l’individu pour sa profession à venir, il en acquerra la majeure partie à mesure des besoins, mais l’éducation doit faire des hommes, des citoyens, des incarnations de la patrie et de l’humanité même. L’enseignement libéral ne doit admettre que le nécessaire et le beau ; l’utile, le plus souvent, y est de trop. Tout ce qui n’est qu’utile ne l’est que relativement et, en conséquence, est relativement inutile. Le beau, comme le bien, comme la vérité spéculative, c’est l’utile universel et éternel.


ALFRED FOUILLEE.