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nuisible à personne et doit être utile à tous. Bien des réformes qu’on préconise aboutissent à élever le niveau de l’éducation intellectuelle et morale pour quelques-uns, à l’abaisser, en somme, pour tout le reste. Un tel moyen nous paraît en contradiction avec la fin. Si vous rétrécissez à l’excès votre champ d’opérations et de culture des facultés, vous diminuez par cela même la fécondité intellectuelle et morale de la race. L’élite « scientifique » rêvée par M. Renan et qui, avec la science, aurait à la fois le droit et la force de gouverner le monde, ne peut elle-même être le produit d’une sélection artificielle et étroite : c’est spontanément et du sein de tous qu’elle doit surgir ; c’est librement que sa domination doit être acceptée.

Ce qui est vrai, c’est que l’éducation ne doit pas directement se proposer, comme les utilitaires le répètent avec Bentham, « le plus grand intérêt individuel pour le plus grand nombre, » la satisfaction la plus complète possible de la plus grande somme d’intérêts privés. Supposons, par exemple, qu’un système de culture fût reconnu le plus capable d’élever le niveau intellectuel et moral de la nation, sans constituer peut-être le mode de traitement propre à tirer des médiocrités le plus grand rendement positif et immédiatement utile pour chacune en particulier, nous aurions alors à choisir entre la qualité et la quantité ; nous aurions à nous demander s’il importe plus à la nation d’accroître sa grandeur morale et intellectuelle, grâce à un nombre suffisant d’esprits élevés, ou de n’avoir en son sein qu’un certain nombre d’esprits médiocres qui maintiendront le statu quo et s’occuperont de leurs intérêts particuliers. Pour lancer sur mer un grand navire, il faut de hauts mâts et, par conséquent, de grands arbres : on a alors à décider entre le mode de culture qui produira le plus grand nombre de petits plants égaux entre eux et celui qui permettra aux sapins de dresser leur tronc gigantesque. Mais il y a cette différence que, dans l’ordre intellectuel et moral, les hautes plantes n’étouffent point les petites ; elles leur prêtent au contraire, avec leur appui, de leur sève et de leur force. Ce que l’éducateur doit considérer, ce n’est pas le profit simple et brut que retirera chaque individu pour lui-même, c’est le degré d’élévation atteint par tous, et surtout par les meilleurs, au profit de tous. Abaisser le niveau sous prétexte de se rapprocher des humbles, c’est le sûr moyen de les faire descendre encore plus bas et de faire descendre avec eux ceux qui auraient pu monter. Élevons, au contraire, le niveau moral et intellectuel ; élevons-le toujours, non pas, sans doute, de manière à le rendre inaccessible, mais de façon à entraîner peu à peu les meilleurs, qui entraîneront les autres à leur tour.