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ingénieurs, ou même poètes ? L’enseignement n’est pas l’apprentissage d’un métier, il est la culture des forces morales et intellectuelles dans l’individu et dans la race.

La science n’est bonne que relativement et selon l’usage qu’on en fait ; l’art même a ses dangers ; seule, la moralité est absolument bonne. C’est ce qui fait que l’instruction, surtout scientifique, est une arme à deux tranchans ; ses avantages ne vont point sans des inconvéniens corrélatifs : elle peut produire une disproportion entre les connaissances acquises et la condition où l’individu se trouve, elle expose les sociétés à une sorte de déclassement universel. De là le mécontentement de son sort, l’ambition inquiète, la jalousie, les révoltes contre l’ordre social. Il y a donc nécessité de choisir les objets de connaissance, de les approprier à la condition de chacun, et il ne faut pas croire, comme on le croit trop aujourd’hui, que toute connaissance soit toujours profitable. Encore une fois, il n’y a de sûr et d’universellement bon que les hauts sentimens et les grandes idées : l’éducation morale est profitable à tous et pour tous, l’instruction, surtout scientifique, n’a que la valeur qui lui est conférée par l’éducation même. Les connaissances acquises produisent finalement de bons ou de mauvais résultats selon l’orientation bonne ou mauvaise des idées directrices de la conduite. Ce dont on s’est surtout exagéré en France l’importance morale et sociale, c’est la demi-instruction grammaticale et scientifique, répandue au hasard sans être dirigée. L’instruction pure et simple n’est qu’un moyen encore indirect et incertain de moraliser ou de relever un peuple, parce qu’elle est à double fin : elle ne devient bienfaisante que si les idées directrices qui la dominent sont elles-mêmes bienfaisantes. Pour l’esprit comme pour le corps, la santé est la seule chose qui soit toujours un avantage certain, et c’est la moralité qui est la santé de l’esprit.

Aussi, tout au rebours du plan de M. Spencer, de M. Huxley, de M. Bain et de tant d’autres, ce n’est point aux sciences positives que nous donnerons le premier rang dans l’éducation de la jeunesse, parce que les sentimens sont pour nous supérieurs aux connaissances de faits ou aux connaissances abstraites ; et parmi les sentimens, ceux qui ont pour objet le bien et le beau. Trop de savans oublient que l’homme ne vit pas seulement de pain ni d’algèbre. Aujourd’hui, la science positive tend à supprimer la morale traditionnelle du devoir absolu et de la sanction ; elle tend à supprimer les religions qui servaient de frein aux sentimens égoïstes ; elle tend enfin à supprimer toutes les institutions sociales qui ne reposent pas sur le droit du plus grand nombre et sur les principes démocratiques. Il serait inutile de s’opposer à l’inévitable, mais ne voit-on pas que, pour empêcher le retour de l’état de guerre entre