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un moment doive venir où il ne s’agenouillera plus[1]. » Cet étonnement, cette contemplation des lois universelles de la nature ne saurait aller sans un certain redressement de l’attitude morale, comme on ne peut regarder le ciel sans porter haut la tête.

Mais, si la science nous enlève à notre moi, c’est seulement par ses idées les plus générales et les plus spéculatives, non par ses détails particuliers et ses applications pratiques. A y regarder de plus près, on voit que ce qui est élevé et moralisateur dans la science, c’est ce qui est beau. La science purement théorique, la plus inutile en apparence, est celle qui est surtout belle ou qui n’apparaît encore que comme belle, malgré la profonde utilité qu’elle peut envelopper pour l’avenir. Le fait scientifique brut, pour ainsi dire, ou la loi brute et abstraite, n’a pas de vertu éducatrice : il faut que le fait, prenant un sens, apparaisse comme l’incarnation visible des lois les plus hautes et les plus universelles, il faut que la loi, de son côté, apparaisse comme un monde de vérités qui s’enveloppent et qui s’expriment dans une infinité de faits sensibles ; en un mot, c’est la riche variété dans l’unité qui donne le sentiment du beau. Le jour où la science ne cherche que les applications pratiques, elle ne trouve plus ni vérités nouvelles, ni nouvelles utilités. Dans la science, c’est du beau que l’utilité procède : les beaux théorèmes se sont trouvés être les plus utiles, mais on les a découverts parce qu’ils étaient beaux et non parce qu’ils étaient utiles. Toute vérité importante a été d’abord une belle vérité, qu’on a cherchée et admirée pour elle-même, qu’on a trouvée par cet instinct du beau qui, dans la spéculation scientifique, se confond avec l’instinct du vrai. Kepler n’a vu d’abord dans les lois des orbites planétaires que leur sublimité ; et de même, si Newton a affirmé la gravitation universelle, c’est qu’il y apercevait une universelle harmonie, une réduction de la variété à l’unité, une fécondité infinie dans la simplicité même.


Rien n’est beau que le vrai, dit un vers respecté,
Et moi je lui réponds, sans crainte d’un blasphème :
Rien n’est vrai que le beau, rien n’est vrai sans beauté[2].


Aussi la science a-t-elle besoin, pour avancer, d’un certain idéalisme qui l’arrache au monde des réalités étroites pour la transporter dans le champ immense des possibles. Même pour le géomètre, les figures usuelles que nous présente la réalité ne sont que des cas particuliers de combinaisons possibles en nombre

  1. M. Guyau, l’Irréligion de l’avenir.
  2. Alfred de Musset.