incomplète et tourmentée. Dans son dernier asile, le pauvre homme fera ce qu’il a fait partout et sans cesse : il s’insurgera contre le sort, n’acceptera aucune défaite et n’en sera pas moins toujours vaincu. Les souffrances éprouvées jadis et qu’il avait maudites revêtiront je ne sais quelle douceur dans son souvenir et en se rappelant l’époque où il levait le poing contre le ciel, il dira avec bonne foi : « Ah ! c’était le bon temps. » Il s’hypnotisera lui-même devant les images d’un passé qui fut détestable et qui, aujourd’hui, lui apparaît enveloppé d’un charme attendri qui lui met les larmes aux yeux ; son humeur atrabilaire en augmentera, car il n’aura pas le courage de chasser les pensées menteuses qui le trompent sur sa propre histoire. Pour ces infortunés la parole de Lamartine serait à méditer :
- Oublier, oublier, c’est le secret de vivre.
Dans tout asile ouvert aux vieillards, hospice ou maison de retraite, maison religieuse ou maison laïque, maison abondante ou maison réduite à la portion congrue, cet « hospitalisé » existe. Parfois il groupe autour de lui des mécontens et forme ainsi ce que l’on pourrait nommer le parti de l’opposition ; en style administratif, mais familier, on les appelle « les geignards ; » rien ne les satisfait, ni la discipline, qui est trop dure, ni « la baraque, » qui est mal tenue, ni le lit, qui n’est qu’une paillasse, ni la nourriture, qui est à vomir, ni la sœur de charité, qui est une bigote, ni l’infirmier, qui est un ivrogne, ni l’économe, qui a placé 600,000 francs, — tout le monde le sait, — qu’il a grappillés sur le patrimoine des pauvres. Ces gens-là excellent aux dénonciations, aux lettres anonymes ou signées. A cet égard, je sais à quoi m’en tenir ; je n’ai pas visité une maison hospitalière, pas une, sans recevoir quelque épître calomnieuse dirigée contre ceux qui l’administrent ou l’entretiennent de leurs deniers. Il n’est pas un fonctionnaire de l’Assistance publique, pas un membre des associations charitables religieuses qui ne sache cela. On ferme les yeux, on se bouche les oreilles, car on semble avoir adopté pour devise la maxime de La Bruyère : « Il vaut mieux s’exposer à l’ingratitude que de manquer aux misérables. » Or, je crois avoir démontré, ici même, qu’à Paris c’est aux « misérables » que l’on manque le moins.
Si la maison de retraite des frères Galignani renferme des malheureux si cruellement abandonnés d’eux-mêmes, je ne les ai pas aperçus. Entre les pensionnaires il m’a semblé que les rapports étaient empreints de courtoisie, sinon de cordialité, et que chacun