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préservatifs contre le fléau, il résolut de mettre l’avertissement à profit pour ses subordonnés et pour lui-même. Il informa donc les pensionnaires que dorénavant il les réunirait chaque soir dans son salon, afin de travailler en commun à chasser les idées noires et à se tenir en belle humeur par la lecture à haute voix de… « Plutarque. » — Qui sait au surplus ? Peut-être, en procédant ainsi, Ingres entendait-il reprendre quelque chose de la tradition fondée, cinq siècles auparavant et dans des circonstances à peu près pareilles, par les jeunes Florentins que Boccace a mis en scène. En tout cas, cette tradition d’hygiène intellectuelle, c’était bien à sa manière qu’il la renouvelait, et par le choix d’un moyen pratique dont les héros et les héroïnes du Décaméron ne se fussent certes pas avisés.

Tandis qu’Ingres continuait à Rome la tâche que l’Académie lui avait confiée et dont elle suivait l’accomplissement avec un intérêt croissant d’année en année, à Paris plusieurs des membres les plus illustres de la compagnie, — Gros, Gérard, Percier, — étaient successivement enlevés par la mort, et l’un d’eux, Gros, par une mort aussi imprévue que tragique. Qui eût dit, au temps où le peintre des Pestiférés de Jaffa et de la Bataille d’Aboukir rajeunissait sa gloire par ses tableaux de Charles-Quint à Saint-Denis, de Louis XVIII quittant les Tuileries et par ses vastes travaux à Sainte-Geneviève ; où ce chef d’une école plus nombreuse qu’aucune autre semblait environné du respect et de l’admiration universels, — qui eût dit qu’un tel maître en viendrait tout à coup à fléchir sous le poids du découragement et à se débarrasser de la vie comme d’un fardeau désormais au-dessus de ses forces ? C’est que l’on ignorait ou que l’on dédaignait de remarquer qu’une sorte de conspiration s’ourdissait dès lors contre cette gloire si légitime et si vaillamment conquise. Cependant les attaques, d’abord essayées dans l’ombre, ne tardèrent pas à se produire au grand jour. Plusieurs articles de journaux parurent où des juges de rencontre, en condamnant les plus récens ouvrages de Gros, se donnaient, les uns le ridicule de se poser en précepteurs d’un homme qui avait tant de fois et avec tant d’éclat fait ses preuves, — les autres, le tort plus impardonnable encore de le prendre avec lui sur le ton du persiflage. En bonne justice, de pareils actes d’ingratitude ou de sottise n’auraient dû avoir de conséquences fâcheuses que pour ceux qui les avaient commis : Gros eut la faiblesse de se sentir atteint par ces injures, de s’en désoler même et de s’y tromper au point de voir dans ces cruelles paroles d’un journaliste : « Gros est un homme mort » l’expression de l’opinion publique. « Vous venez visiter un mort dans