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ensemble de choses dissemblables et irréductibles. Pour la science, toutes ces choses se résolvent les unes dans les autres, la mécanique dans les mathématiques, la physique dans la mécanique, la chimie dans la physique. Partout où elle s’étend, elle porte avec elle l’unité. Le fait qu’elle a saisi a désormais sa place, une place fixe et immuable, dans le système universel des rapports et des lois. Il peut sembler qu’en saisissant les esprits elle doive exercer sur eux son office naturel, et de plusieurs et divers qu’ils sont, les faire concordance et unité. Mais cette unité qu’elle semble mettre partout, elle ne la crée pas ; elle la trouve. Elle en est la conséquence et l’expression, non le principe et l’origine. Si elle fait rentrer dans des lois communes les faits les plus divers, c’est qu’au fond ces faits sont semblables et dépendent des mêmes lois. Les esprits, au contraire, et par esprits j’entends surtout les volontés, ont ceci de particulier qu’ils n’obéissent qu’aux lois qu’ils se donnent eux-mêmes ou qu’ils acceptent, et qu’ils sont à leur gré discordans ou concordans. Leur intégration scientifique, si elle était possible, serait leur anéantissement.

Ce serait une autre illusion que d’attendre des doctrines scientifiques l’idéal national et social qui seul pourrait, au-dessus des formules desséchées du passé, dont il n’y a plus qu’à secouer la poussière, rallier les esprits et les volontés dans une formule supérieure et plus large. Il faut soigneusement distinguer entre les doctrines et l’esprit de la science. Les doctrines, ce sont des conceptions générales où se résume à un instant donné, et pour un temps donné, une masse donnée d’observations et de connaissances de détail. Il y a un ou deux siècles, c’étaient les tourbillons, le phlogistique, les créations successives. Aujourd’hui, c’est le déterminisme universel, l’unité des phénomènes, l’évolution du cosmos et la transformation des êtres particuliers ; c’est enfin la concurrence vitale, avec la défaite et la disparition des faibles, la victoire et la survivance des forts. Appliquées aux choses morales et sociales, ces doctrines aboutissent fatalement à une conception de ces choses, où les actes se lient et s’enchaînent dans un déterminisme aussi rigide que parait l’être celui de la nature, où tout ce qui apparaît sort, qu’on le sache ou non, d’antécédens déterminés, où l’homme n’a que le jeu que lui mesurent sa force musculaire et sa force cérébrale, où tout s’évalue en travail mécanique, où, partant, la force remplace le droit comme raison des événemens, où le faible est vaincu d’avance et par défaut originel, où il n’y a ni liberté, ni vertu, ni justice, ni pitié. Ce n’est pas à cette école du laisser-faire et du laisser-passer moral qu’il faut élever notre jeunesse, si nous voulons qu’elle vive et qu’elle agisse.