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-gereuses. Quelques jours après cette mort, exaspéré par la sévérité de l’opinion publique, il s’en expliqua au conseil d’État, avec une colère qui excluait tout regret. On connut par les conseillers d’État les paroles qu’il prononça. M. de Chabrol, alors auditeur, me les rapporta le soir même ; elles sont reproduites dans les Mémoires de Miot.

M. de La Valette, au courant mieux que personne du caractère et des pensées intimes de Napoléon, et dont le jugement est sans malveillance, attribue cette détermination du premier consul au sentiment corse de vendetta. Il se croyait dans son droit : « Ils voulaient me tuer, j’ai tué. » Telle était, au XVIe siècle, la morale des Borgia et des condottieri. Les révolutions, les haines politiques, les guerres civiles, l’ambition du pouvoir et la crainte de le perdre ressuscitent ces époques de crime et de sang.

Cette guerre d’assassinat entre la légitimité et l’usurpation se prolongea en 1814. Pendant que Napoléon était à l’île d’Elbe, M. de Brûlard, un des hommes les plus ardemment mêlés dans les conspirations de la chouannerie, fut nommé commandant de la Corse, mission de confiance à cause du voisinage des deux îles. Je vis M. de Brûlard presque au moment de son départ. Il venait de prendre congé de la famille royale, et M. le duc de Berry lui avait dit :

— Ne trouverez-vous pas le moyen de lui faire donner le coup de pouce ?

Voilà ce qu’il raconta d’un ton de demi-plaisanterie à M. de Sesmaisons et à moi.

Quelle est la part de M. de Talleyrand dans cette triste aventure ? Il existe un rapport de lui, que ne reproduit aucune des publications relatives à la mort du duc d’Enghien. Ce manuscrit était entre les mains de M. Perret, longtemps son secrétaire. Après avoir eu, pendant trente ans, une entière confiance dans son dévouement, M. de Talleyrand cessa, je n’ai jamais su pourquoi, de l’avoir à son service quinze ans environ avant de mourir. À dater de ce moment, M. Perret devint pour lui un sujet de soucis ; il le menaçait à chaque instant de livrer à la publicité des pièces importantes, et entre autres ce rapport. Parfois il allait faire des visites à des personnes considérables qu’il rencontrait jadis chez M. de Talleyrand, et leur montrait des documens, sans en laisser prendre copie. M. Molé m’en parla, M. Pasquier me dit qu’après avoir lu deux fois cette pièce, il l’avait retenue assez exactement pour l’écrire. Il l’a insérée dans ses Mémoires manuscrits, où j’en ai pris connaissance. Il n’y était question que de l’arrestation du prince sur un territoire étranger, exposée comme nécessaire et même justifiée comme conforme au droit des gens, puisque le grand-duc