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notre colonel, aujourd’hui le général Savary. Par son ordre, le peloton auquel j’appartenais descendit dans le fossé. Le colonel nous prévint que l’on allait amener un brigand et que nous devions le fusiller. Une fosse était déjà creusée. Un moment après parut un jeune homme, d’une tournure noble et d’une physionomie douce. Il fut conduit dans la fosse et placé devant nous. Il voulut parler ; mais le colonel l’interrompit, en le traitant de brigand, et refusa même de se charger d’une commission que ce jeune homme demandait à lui confier.

— Eh bien ! s’écria-t-il, voici une lettre et un paquet que je vais jeter ; il y aura bien un bon Français qui les ramassera et les fera remettre à leur adresse.

Alors un officier s’avança et prit la lettre ; puis nous fîmes feu, le condamné tomba. Aussitôt le colonel nous dit :

— Savez-vous qui vous venez de fusiller ? .. C’est le duc d’Enghien ! ..

Nous restâmes confondus. C’est une horreur, monsieur ! Depuis ce moment je ne puis me consoler d’avoir ainsi servi de bourreau ; j’ai pris ma retraite et je m’en vais dans ma famille me cacher, comme si j’avais commis un crime.

« C’est pis qu’un crime, c’est une faute ! » Ce mot, fort répété, fut attribué à M. Boulay (de la Meurthe). Qu’il soit de lui ou de Fouché, comme d’autres le prétendaient, il signifierait que les hommes de la révolution ne souhaitaient pas qu’on leur offrît ce gage. Aux yeux des conventionnels régicides, la mort du duc d’Enghien pouvait, il est vrai, établir une sorte de solidarité entre eux et Napoléon. En cette occasion, les arrêts du tribunal révolutionnaire ne lui servaient-ils pas de précédens ? D’honorables et fidèles serviteurs de Napoléon se sont imaginé que, pendant un moment, il eut l’intention de ne pas frapper sa victime. La rencontre de Savary et de Réal ne prouve nullement que Napoléon ait songé à rétracter ses ordres. Le colonel Savary avait certainement mandat de presser l’exécution, et lorsque, dans son compte rendu, il mentionna sa rencontre avec Réal, le premier consul ne sembla ni étonné ni mécontent. Peu d’instans après, quand Réal vint l’entretenir de ce qui s’était passé, Napoléon répondit d’un ton impassible : — C’est bien !

Il est singulier de vouloir lui imposer une justification. Il n’a jamais témoigné de remords de l’assassinat du duc d’Enghien. Malgré son habitude de considérer toute action et toute pensée sous des aspects divers, il n’a pas cru avoir, politiquement parlant, commis une faute. Il se décida avec une irritation passionnée, mais sa préoccupation était surtout qu’il se mettait en sûreté contre des conspirations que la présence d’un prince rendrait plus dan-