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peut jamais se dispenser de reconnaître le fait accompli. Il était un grand homme de guerre et un gouvernant habile ; il était fort et redoutable ; on était disposé à le laisser agir, mais non à l’élever sur le trône. Sans aimer la république, l’ensemble de la nation en avait contracté les mœurs qui convenaient aux penchans démocratiques des classes les plus nombreuses. Enfin le commerce, malgré l’enthousiasme que suscitait la guerre contre l’Angleterre, murmurait et regrettait la paix, qui aurait été maintenue sans l’ambition du premier consul, sans sa présidence de la république italienne et la réunion du Piémont. Cependant, quand les complots tramés en Angleterre commencèrent à être connus et qu’on sut que des assassins avaient été envoyés, un sentiment patriotique se manifesta de toutes parts : — « Si la France, disait-on, perdait le chef qu’elle s’est choisi, elle cesserait d’être puissante et serait rejetée dans le désordre des révolutions. » — Ainsi se répandait la pensée d’assurer l’avenir en faisant du premier consul non pas un magistrat à vie, mais le chef d’une dynastie. Sa mort ne serait plus le signal d’une révolution, les ennemis de la France n’y auraient plus le même intérêt.

La première découverte du complot précipita ce mouvement. On prépara l’opinion à la solution désirée. Des adresses furent présentées au premier consul par des députations, des évêques, des magistrats, des préfets. Des corps militaires protestèrent de leur dévoûment ; on le félicita d’avoir échappé aux dangers qui avaient menacé sa vie et le bonheur de la France ; on le suppliait d’en prévenir le retour en donnant plus de puissance à son gouvernement et de stabilité aux institutions. Il accueillait avec bienveillance ces preuves d’attachement et ces sages conseils.

Il répondit à M. Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, lui parlant au nom de l’Académie française :

— Il y a des orages qui servent à affermir les racines d’un gouvernement.

Cette conjuration dont s’alarmaient les esprits n’existait, à la vérité, qu’en projet. Cadoudal, qui voulait non-seulement la mort du premier consul, mais une révolution royaliste, en comprenait toute la difficulté. Il avait à peine réuni une trentaine de chouans ; ils ne pouvaient lui être utiles que pour l’assassinat. Mais comment installer le lendemain la royauté des Bourbons, s’il ne s’associait pas avec des hommes d’une autre nuance que la sienne, importans par leur rôle pendant la guerre et la Révolution, célèbres parmi le peuple et l’armée ? Il avait connu Pichegru en Angleterre, il n’ignorait pas que les princes lui accordaient confiance. Il apprit en même temps que le général Moreau était en communication avec lui. Ce fut même dans l’espoir de s’assurer le concours de ce dernier que Pichegru s’embarqua avec MM. de Polignac et de Rivière, sur le