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Talleyrand. Elle blâmait de plus en plus sa conduite politique ; elle n’avait en rien sa confidence ; il était pour elle un ministre du Directoire tout comme un autre. Alors arriva la singulière révélation que le gouvernement des États-Unis fit imprimer. L’Europe apprit comment M. de Sainte-Foy, un des familiers de M. de Talleyrand, avait conseillé aux négociateurs américains, chargés d’une réclamation d’indemnités, de donner de l’argent au ministère. Ce fut un désespoir pour Mme de Staël : elle n’y croyait pas. Dans sa naïve indignation, elle imagina d’en parler à M. de Talleyrand, espérant une explication ou une excuse. C’était une étrange idée, et il n’y avait qu’elle au monde pour entreprendre une pareille aventure. M. de Talleyrand, après l’avoir écoutée, la laissa seule dans son cabinet. Il ne fut nullement troublé et plaisanta avec ses habitués en racontant à sa manière la scène que lui avait faite Mme de Staël.

Dès lors, à une amitié de dix ans, à une confiance intime succéda un ressentiment qui ne finit jamais. M. de Talleyrand, qui ne pouvait haïr personne que selon l’occasion et par circonstance, a conservé toujours une aversion profonde pour Mme de Staël, qui, malgré son goût pour l’esprit et sa bienveillance facile, n’a jamais conçu depuis la possibilité d’un rapprochement.

M. de Montlosier me montrait encore plus d’amitié que M. de Narbonne, et ses causeries donnaient du mouvement à mes idées.

M. de Montlosier n’éprouvait aucun désir d’entrer dans les emplois publics, soit qu’il eût reconnu que son caractère et la nature de son esprit ne l’appelaient point à cette destination, soit plutôt qu’il ne voulût pas accepter une situation inférieure à celle où étaient placés des hommes jadis fort au-dessous de lui. Avant le 18 brumaire, il publiait depuis plusieurs années, en Angleterre, un journal écrit en français sous le titre de Courrier de Londres, rédigé avec une modération fort opposée aux exagérations des émigrés. Lorsque le général Bonaparte devint premier consul, M. de Montlosier jugea que, devant la tâche à laquelle il se consacrait, on ne pouvait qu’appuyer son gouvernement. La direction que prenait sa feuille fut remarquée en France, où M. de Talleyrand proposa de le rappeler. Sur cette assurance, il quitta l’Angleterre. Mais Fouché, ni consulté ni même prévenu, le fit arrêter à Calais, conduire à Paris et déposer au Temple. Il n’y passa que quelques heures et retourna à Londres, puis revint, mais cette fois de la façon de Fouché. M. de Montlosier n’avait plus de fortune. Pendant l’exil, il vivait de son journal. On l’autorisa à le continuer en France, sous le titre de Courrier de Londres et de Paris, entreprise impossible avec la censure ; aussi le vit-il supprimé après quelques numéros. Par compensation, on l’attacha au ministère des affaires étrangères,