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Après l’avoir quittée un instant, il était revenu à elle pour ne plus l’abandonner. Sa femme vivait à Trieste, avec la duchesse de Narbonne, sa mère. Le vicomte de Laval, père de M. Mathieu de Montmorency, existait encore. Au lendemain de la révolution, qui avait dispersé la société française et même les familles, ce ménage ne paraissait singulier à personne. M. de Narbonne me présenta à Mme de Laval ; elle était spirituelle, sans nulle bienveillance. Fort jolie autrefois, elle avait au moins cinquante ans. Sans être assidu dans son tout petit salon, j’y allais de temps en temps, et je me plaisais à ces entretiens, en général commérages élégans remplis de souvenirs de la cour racontés d’une manière piquante. M. Mathieu de Montmorency se trouvait habituellement chez sa mère ; nous nous sommes porté plus tard une vive affection.

Parmi les très nombreuses aversions de Mme de Laval, Mme de Staël tenait le premier rang. Le roman de Delphine venait de paraître, de sorte que la critique du livre et les épigrammes contre l’auteur étaient un thème de conversation. Je ne connaissais pas encore Mme de Staël. Un an après, lorsque je revins de Genève, où elle m’avait reçu avec bonté, où j’avais vécu dans sa société, où je m’étais lié avec ses amis, je pensai que je ne devais pas l’entendre ainsi déchirer. Il ne pouvait m’appartenir, à mon âge, de la défendre et d’élever une contradiction ; mais il me semblait que M. de Narbonne manquait un peu à la perfection de son bon goût en admettant cet épanchement de haine. Petit à petit, je cessai d’aller chez Mme de Laval, sans que j’aie jamais dit à personne le motif qui me faisait renoncer à son salon. Je n’interrompis pas néanmoins mes visites du matin à M. de Narbonne.

C’est chez Mme de Laval que j’ai vu d’abord M. de Talleyrand, fort grand ami de la maison. A la fin de 1795, peu de temps avant que la Convention fît place au gouvernement directorial, il était rentré en France grâce à Mme de Staël. Elle avait pour lui beaucoup de goût et d’amitié ; elle obtint de quelques conventionnels, et spécialement de Chénier, de le présenter, ainsi que plusieurs autres membres de l’Assemblée constituante, comme des amis de la liberté qui s’étaient dérobés aux échafauds de la terreur. Toutefois, sa situation lui parut bientôt insupportable. N’avoir ni importance ni surtout point d’argent, c’était pour lui le comble du malheur.

Un jour, il dit à Mme de Staël :

— Ma chère enfant, je n’ai plus que vingt-cinq louis, il n’y a pas de quoi aller un mois ; vous savez que je ne marche pas et qu’il me faut une voiture. Si vous ne me trouvez pas un moyen de me créer une position convenable, je me brûlerai la cervelle. Arrangez-vous là-dessus. Si vous m’aimez, voyez ce que vous avez à faire.

Mme de Staël se hâta de courir chez Barras. A force d’insistance