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contraire que la milice ecclésiastique n’ait pas su se protéger assez soigneusement, se défendre assez contre l’air des temps qu’elle a traversés, et dont les idées l’ont pénétrée au point de retarder parfois sa marche. Ainsi, ennemie par principe de l’esclavage, messagère de l’égalité humaine et de la charité surhumaine, elle a fait plus que tolérer le servage, elle l’a maintenu dans ses propres domaines tout aussi longtemps qu’elle l’a pu ; et l’on voyait aux XIVe et XVe siècles, deux ou trois cents ans après les premiers affranchissemens, des moines d’un ascétisme supérieur, des chartreux adonnés aux plus rudes austérités, qui passaient leur vie dans la méditation et la prière, et ne songeaient nullement à donner la liberté à leurs serfs.

Le désaccord actuel entre le clergé et le régime républicain n’a donc pas de quoi inquiéter, pour l’avenir, ceux qui croient à la fois à la durée de la république et à l’éternité de l’Église. Deux pouvoirs qui ne peuvent se vaincre finissent tôt ou tard par traiter ; c’est une question de temps, mais mieux voudrait pour tous les deux que ce fût le plus tôt possible. Quelle sera la base de cette paix qui rendra l’Église à elle-même et en débarrassera l’État, qui mettra fin à la fois à la politique religieuse de droite que l’on appelle « cléricalisme, » et à la politique religieuse de gauche que l’on appelle a persécution ? » Quelle peut-elle être, sinon la consécration légale de la dissociation, déjà faite dans les mœurs, entre le spirituel et le temporel ? Voyons d’abord les causes de l’antagonisme qui a tenu tant de place, depuis douze ans, dans notre existence nationale ; elles sont diverses et très subtiles.

L’évangile et la déclaration des droits de l’homme ont plus qu’un air de famille ; ils se ressemblent politiquement comme frère et sœur. Mieux vaudrait dire comme père et fille, puisque l’un a sur l’autre une avance de dix-huit cents ans ; mais comme certains démagogues pourraient se trouver blessés de ce que les tables de la loi révolutionnaire aient été faites de pierre chrétienne, je ne le dirai pas. Aussi bien la priorité ne sert ici de rien ; ce n’est pas une filiation naturelle, d’ailleurs reconnue, entre la démocratie de la morale évangélique et celle des dogmes républicains, c’est tout simplement leur extrême concordance qui devait, sinon les unir étroitement, du moins les faire vivre en paix. L’une et l’autre ont un très vif sentiment de la dignité humaine, prêchent la même charité fraternelle, imposent la même égalité, avec une défiance marquée, une défiance qui touche à l’aversion, pour les classes dirigeantes, — pharisiens ou aristocrates, — pour les riches surtout, dont Jésus-Christ ne parle qu’avec menaces, presque avec malédictions, leur mesurant l’espace dans le royaume des cieux, comme la Convention les écartait, sur la terre, des emplois électifs,