Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 99.djvu/288

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Montausier. S’il vous plaît de me le renvoyer bientôt, quoiqu’il renonce au commerce du monde, et que je le voie bien moins que je n’ai accoutumé, je ne veux pourtant pas le perdre pour longtemps. Si vous me le gardez plus que je ne veux, je ne vous le pardonnerais pas, à moins que vous ne le ramenassiez vous-même. Je suis tantôt au bout de mon latin ; c’est du mien dont je suis à bout, et non pas du latin en général. Je n’étudie plus du tout, qu’une demi-heure par jour ; encore n’est-ce que trois fois la semaine. Avec cette belle application-là, je fais un tel progrès que j’ai tantôt oublié tout ce que j’avais écrit. A proportion de cela, si je m’engage à apprendre l’hébreu de Votre Grandeur devant que de mourir, il faut que je m’engage à obtenir une manière d’immortalité pour vous et pour moi. Les années de la Sybille y suffiraient à peine. Adieu, on va encore bien loin quand on est las ; car voilà une longue lettre pour une femme qui n’en peut plus. »

Huet n’apprit point l’hébreu à Mme de La Fayette ; mais, pour lui plaire, il composa une Lettre sur l’origine des romans, qui était destinée à paraître en tête de Zayde. L’érudit et le futur homme d’église avait soin de mettre sa gravité à l’abri en traitant les romans « d’agréable passe-temps des honnêtes paresseux » et en ajoutant que « la fin principale des romans, ou du moins celle qui le doit être, est l’instruction des lecteurs, à qui il doit toujours faire voir la vertu couronnée et le vice châtié. » Mais c’était déjà un grand triomphe pour Mme de La Fayette que d’avoir arraché Huet à son Commentaire sur Origène pour lui servir d’introducteur auprès du public, lors même qu’elle se cachait encore sous le nom de Segrais. Elle l’en récompensa par un mot plaisant, qui a été souvent cité. « Nous avons, lui disait-elle, marié nos enfans ensemble. » Cette alliance a pu rendre Ménage jaloux ; mais, à la longue, ce fut lui qui l’emporta sur Huet, car il resta l’ami des dernières années. En 1676, Huet entra dans les ordres ; il quitta Paris, où il ne devait revenir qu’après la mort de Mme de La Fayette ; et, comme il n’y avait point entre eux d’attachement véritable, ils devinrent, au bout de quelques années, étrangers l’un à l’autre.

Au contraire, la liaison de Mme de La Fayette avec Ménage se poursuivit avec ces alternatives de haut et de bas qui sont inséparables du train de la vie. Il y a même une phase où les rôles semblent avoir changé. C’est Mme de La Fayette qui se plaint d’être délaissée. Ménage la néglige. Il ne lui écrit plus régulièrement, comme il avait accoutumé de le faire ; et, pour s’excuser, il donne de mauvaises raisons que Mme de La Fayette n’a point de peine à réfuter. Puis elle ajoute : « Mon pauvre monsieur, vous vous sentez convaincu, vous ne m’aimez plus comme vous avez fait ; vous