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C’est toujours une situation difficile que d’apparaître devant la postérité comme le mari d’un ange terrestre (angel terreno), ou d’une femme d’esprit. Que l’ange s’appelle Laure de Noves, ou la femme Mme du Deffand (je pourrais peut-être citer d’autres noms), il est malaisé pour un homme de se tirer de ce rôle avec élégance. M. de La Fayette ne s’en est pas tiré du tout. Pour nous, il n’est même pas arrivé à l’existence. Si les Caractères n’avaient paru trente et quelques années plus tard, on pourrait croire que La Bruyère pensait précisément-à lui lorsqu’il a écrit ce passage célèbre : « Il y a telle femme qui anéantit ou qui enterre son mari au point qu’il n’en est fait dans le monde aucune mention : vit-il encore ? ne vit-il plus ? on en doute. Il ne sert dans sa famille qu’à montrer l’exemple d’un silence timide, et d’une parfaite soumission. Il ne lui est dû ni douaire ni convention, mais à cela près et qu’il n’accouche pas, il est la femme, elle le mari. » Nous ne savons, en effet, ni comment M. de La Fayette a vécu, ni quand il est mort. Comme on ne le voit jamais apparaître dans la vie de sa femme, on peut conjecturer qu’il vivait de préférence à la campagne, en Auvergne probablement, car c’est là qu’étaient situés ses biens. Il réalisait ainsi pour son compte, comme Mme de La Fayette pour le sien, cette double prédiction de la chanson que j’ai déjà citée. Le mari :


Ira vivre en sa terre
Comme monsieur son père.


Et la femme :


Fera des romans à Paris
Avec les beaux esprits.


De ce mari honnête et doux (quoique peut-être bête), Mme de La Fayette ne paraît jamais avoir eu à se plaindre. Une lettre à Ménage, qui date des premières années de son mariage et qu’elle lui écrivait d’Auvergne, va nous la montrer dans son intérieur de province et en même temps nous donner d’un mot la note juste de ses sentimens pour son mari :

« Depuis que je ne vous ai écrit, j’ai toujours été hors de chez moi à faire des visites. M. de Bayard en a été une, et quand je vous dirais les autres, vous n’en seriez pas plus savant : ce sont gens que vous avez le bonheur de ne pas connaître, et que j’ai le malheur d’avoir pour voisins. Cependant, je dois avouer à la honte de ma délicatesse que je ne m’ennuie pas avec ces gens-là, quoique je