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fut pas de même pour Mme de La Fayette ; si le sentiment que cette nouvelle élève lui inspira ne débuta pas d’une façon moins passionnée, il fut plus profond et plus durable. Mme de Sévigné s’aperçut bien de l’infidélité ; « J’ai bien de l’avantage sur vous, écrivait-elle à Ménage, car j’ai toujours continué à vous aimer, quoi que vous en ayez voulu dire, et vous ne me faites cette querelle d’Allemand que pour vous donner tout entier à Mlle de La Vergne. » A défaut de ce témoignage clairvoyant, les œuvres de Ménage seraient là pour attester la préférence qu’il accordait à la seconde élève sur la première. Dans le recueil de ses Poemata, contre cinq pièces dédiées à Mme de Sévigné, il n’y en a pas moins de quarante adressées à Laverna Maria-Magdalena Piocha, dit l’index. Ce nom de Laverna, sous lequel Ménage célébrait habituellement son écolière, est aussi, en latin, celui de la déesse des voleurs. De là certain distique assez désobligeant pour Ménage, souvent accusé de pillage et de contrefaçon littéraires :


Lesbia nulla tibi est, nulla est tibi dicta Corinna,
Carmine laudatur Cinthia nulla tuo.
Sei quum doctorum compiles scrinia vatum,
Nil mirum si sit culta Laverna tibi.


Ménage ne célébrait cependant pas toujours sa belle sous ce nom rébarbatif. Dans ses poésies françaises ou italiennes, il trouve des appellations plus gracieuses ; elle est tantôt Doris, tantôt Œnone, tantôt Amarante, tantôt Artémise, mais sous ces déguisemens toujours la même, toujours cruelle, inexorable et n’opposant que froideur aux transports de Ménalque :


Des belles, il est vrai, Doris est la plus belle,
Son port majestueux n’est pas d’une mortelle :
La clarté de son teint et l’éclat de ses yeux
Surpassent la splendeur du bel astre des deux.
En ses yeux, en sa voix, en sa taille, en son geste,
Éclate la grandeur, reluit un air céleste :
Et comme elle est en rêve une divinité,
En foule les mortels adorent sa beauté.
Des belles, il est vrai, Doris est la plus belle,
Mais des belles, Daphnie, elle est la plus cruelle.
Ni des brûlans étés les extrêmes ardeurs,
Ni des âpres hivers les extrêmes froideurs,
N’ont rien qui soit égal aux ardeurs de ma flamme,
Ni rien de comparable aux froideurs de son âme ;
Et pour me retenir dans ses aimables lieux,
Tu m’étales en vain ses charmes précieux.
Des plus rudes climats les glaces incroyables,
Bien plus que ses froideurs me seront supportables.
Non moins que vos malheurs, non moins que vos discords,
Son orgueil, ses mépris, m’éloignent de ces bords.