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comme l’on dit, sans avoir pris le temps de le lire ; et, à ceux qui l’ont lu, on leur demande ce que Voltaire leur a fait, pour le traiter comme ils font ? Je viens d’essayer de le dire, ou plutôt de l’indiquer.

J’en avais aussi bien deux ou trois autres bonnes raisons, dont la première était de marquer deux époques très distinctes de la vie de Voltaire. Il y a un Voltaire bourgeois et presque gentilhomme, l’auteur de Zaïre et du Siècle de Louis XIV, celui de Zadig et de Candide même, si l’on veut, dont la spirituelle ironie s’enveloppe encore de politesse ou, au besoin, de courtoisie ; un Voltaire « tout à l’ambre, » paré et fardé, dont les allures et la conversation sont celles des salons de Paris ou de la cour de Versailles : c’est celui que l’on lit encore, et c’est le seul qu’on connaisse aujourd’hui. Mais il y en a un autre, le Voltaire de Potsdam et de Ferney, le chambellan de Frédéric et l’amuseur de la grande Catherine, un Voltaire insolent et cynique, l’auteur du Dîner du comte de Boulainvilliers, du Dictionnaire philosophique et des Oreilles du comte de Chesterfield, l’auteur encore des Lettres sur la Nouvelle-Héloïse ou des Anecdotes sur Fréron, le Voltaire dont la facile audace n’a d’égale que la grossièreté : c’est celui qu’on ne lit plus guère, — et on a bien raison, — le Voltaire des Mélanges, mais c’est celui qui a pourtant agi. On ne saurait trop le redire : jusqu’aux environs de 1750, Voltaire n’a passé parmi ses contemporains que pour « un bel esprit ; » et c’est même la principale raison qui lui a fait quitter la France pour la Prusse, la cour de Louis XV pour celle de Frédéric. Il est allé chercher là-bas la consécration de gloire et de popularité qu’on lui refusait dans sa propre patrie. Mais quand il est revenu, quand, après avoir essayé de rentrer en grâce auprès de Mme de Pompadour, il a dû se fixer à Ferney, le siècle avait marché, l’Encyclopédie avait paru, le parti des Philosophes s’était constitué, les Diderot, les d’Alembert, et les Rousseau l’avaient passé depuis longtemps en audace. Pour en devenir le chef, il les suivit ; et c’est alors, alors seulement, qu’inondant l’Europe de ses feuilles volantes, âgé de près de soixante-dix ans, il essaya de compenser, par la violence de sa propagande, la timidité de son ancienne politesse et le long retard qu’il avait mis à se ranger du côté des novateurs ou des révolutionnaires.

Je pense aussi qu’il n’est pas mauvais, si la critique et l’histoire littéraire sont un peu l’histoire des familles naturelles d’esprit, de bien savoir quel fut Voltaire. Or, ni Rousseau, ni Buffon, ni Montesquieu n’ont eu la brillante facilité de Voltaire, cette rapidité d’assimilation et d’improvisation, ce don d’éclatante universalité, ni sa souplesse, ni son esprit, ni tant de qualités enfin, par lesquelles, encore aujourd’hui même, il nous amuse, il nous séduit, il nous enchante. D’ailleurs, et selon l’expression de M. Faguet, « l’esprit moyen de la France est en lui. » N’est-ce pas comme si l’on disait que le voltairianisme