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penser pour nous. On n’a jamais plus lestement ni plus crûment condamné, pour le plaisir de « quelques oisifs, » les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes au pénible labeur du « gros œuvre » de l’humanité.

Théoriquement, et à la condition de ne pas s’expliquer, on peut donc bien être reconnaissant à Voltaire d’avoir défendu l’Institution sociale : il est permis de l’être moins, si sa conception de la société ne fut pas, comme on vient de le voir, moins égoïste qu’aristocratique. Mais si, de plus, le fondement en est ruineux, je ne vois pas alors de quoi nous nous sentirions obligés. Or, qu’il soit possible d’établir la société sur le fondement de l’utilité générale, conçue par chacun de nous comme étant la sienne propre, c’est une question litigieuse et que je n’oserais pas décider. Mais de vouloir la fonder, comme Voltaire, sur l’utilité générale, considérée comme adéquate aux divertissemens de « la bonne compagnie, » c’est se moquer du monde, à moins que ce ne soit bien profondément mépriser ses semblables. Je crois que Voltaire les méprisait et s’en moquait à la fois. Exigera-t-on que je l’en remercie ? Ou plutôt, s’il a fait un peu de bien, sans le vouloir, ne sentira-t-on pas combien il a fait plus de mal en persuadant depuis tantôt cent ans, à toute sa « descendance, » qu’un peu d’esprit, et quelques plaisanteries indécentes ou impies acquittaient l’homme envers l’homme et envers la société ?

De même encore, dans son Amour de l’humanité, j’aurais voulu, pour lui, qu’il se mêlât moins de souci de lui-même et un peu plus de charité. Ce n’est pas, comme on l’a vu, que j’en conteste ni la sincérité, ni l’ardeur, ni les heureux effets. Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, le nom de Voltaire sera certainement attaché au souvenir de l’abolition de la torture, comme celui de Montesquieu le sera sans doute au souvenir de l’abolition de l’esclavage. Je regrette seulement que leur indignation à tous deux, toujours froidement ironique et toujours maîtresse d’elle-même, procède ou paraisse procéder, si je puis ainsi dire, de leur tête plutôt que de leur cœur. Il ne faut pas craindre les grands mots dans les grands sujets, ni les grands mouvemens dans les grandes causes ; et, pour n’être pas une rhétorique, ce n’en est pas moins une espèce d’affectation que de plaisanter si librement sur la torture ou sur l’esclavage. Comme la plupart des Français de son temps, Voltaire avait le cœur sec ; sa sensibilité, très vive, mais surtout très mobile, était à fleur de peau ; les misères de l’humanité ne l’ont guère ému qu’intellectuellement, si l’on peut ainsi dire ; elles ne l’ont pas touché dans son fond ; s’il a eu l’horreur de la souffrance, il n’en a pas eu la pitié, bien moins encore ce qu’on en appelle aujourd’hui la religion, — et c’est pourquoi nous avons le droit de lui mesurer notre reconnaissance.

Une autre raison nous y oblige encore. C’est la façon dont il a