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caressa jusqu’à la fin le rêve d’une alliance franco-russe, qui lui semblait la plus sûre garantie de la paix de l’Europe.

L’empereur Alexandre l’accusait quelquefois de trop s’abandonner à son penchant. On l’engageait à ne pas outrepasser ses instructions, à tempérer son zèle. Capo d’Istria lui écrivait ; « Je vous ai vu frémir à l’aspect glacial de Humboldt lorsqu’il disséquait la France ou lorsqu’il se proposait de la traiter comme le docteur Sangrado, cusque ad extinctionem. Je crains vos mouvemens d’impatience. » Il répondait que la politique seule inspirait sa conduite, dirigeait toutes ses actions. Quoiqu’il s’en défendît, il y avait un mystère du cœur dans cette affaire. Ce Corse s’était refusé jadis à devenir Français, et quand Louis XVIII voulut faire de lui son ministre de l’intérieur, il refusa encore. La France était une maîtresse qu’il ne voulait ni quitter ni épouser ; peut-être craignait-il d’être moins amoureux le lendemain de la cérémonie. La plus cruelle disgrâce dont le frappa son gouvernement fut de le déplacer en 1835, de l’arracher à ses plus chères habitudes en le nommant, ambassadeur à Londres. Il s’éloigna la mort dans l’âme, comme s’il eût repris le chemin de l’exil. Paris était le seul lieu du monde où il jouît pleinement de lui-même et de la vie, et c’est à Paris qu’il a passé ses derniers jours.

Nous savions depuis longtemps qu’en 1815 l’empereur Alexandre avait été notre seul ami et quels précieux services nous rendit son ambassadeur. On en mesurera encore mieux l’étendue en lisant la correspondance de Pozzo ; on y voit clairement à quels périls nous avons échappé, quels desseins on avait sur nous, à quel prix nos ennemis voulaient vendre sa couronne à Louis XVIII. C’était d’abord l’Autriche qui, disait Pozzo, entendait nous détruire par les moyens qui lui sont propres. « Elle désorganise par cette force d’inertie qu’elle sait employer mieux que toute autre parce que c’est le seul genre de mouvement inhérent à sa nature depuis plusieurs siècles. Son projet est de se bien établir en France et de supprimer les obstacles qui s’opposent à ses progrès futurs. Placée ainsi en amphithéâtre avec tous les démons de la discorde à ses côtés, elle veut montrer aux Français le roi de Rome dans le lointain, et du haut des tours de Strasbourg les exciter à se battre comme des gladiateurs dans une arène. » C’était ensuite la flegmatique Angleterre qui, affectant la neutralité, complotait froidement notre perte. Canning devait, à quelque temps de là, révéler les vrais sentimens de sa nation lorsque, se rencontrant avec Mme de Staël dans un des appartemens des Tuileries, il s’écria, au cours d’une orageuse discussion, que le royaume était conquis, qu’on voulait non-seulement l’occuper, mais ne pas le quitter avant de l’avoir mis dans l’impossibilité de remuer pendant cent ans.

Mais c’était surtout au quartier-général prussien que nous avions affaire. Dans l’ivresse de la victoire, il avait juré de démembrer la