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le droit de disposer librement d’elle-même. « Le roi, lit-on dans le mémoire, en déliant les deux chambres du serment qu’elles ont prêté à la charte constitutionnelle de l’année 1814, en invitant les corps électoraux à envoyer leurs représentans à une assemblée législative à mesure que les départemens se verraient soustraits au pouvoir arbitraire de Bonaparte, arriverait en France au milieu de ses alliés, non pour être replacé sur le trône par la force des armes, mais pour y être élevé par les suffrages de la nation, comme il le fut naguère par ses vœux. » C’était le mettre au hasard de perdre sa couronne ou le condamner, dans le cas le plus heureux, à ne la tenir que du bon plaisir d’une assemblée. Avant de communiquer le mémoire au roi, Pozzo s’en entretint à plusieurs reprises avec Wellington, qui désapprouva formellement ce projet. Le duc déclara, en substance, qu’un roi de France, se démettant de son titre pour l’obtenir de nouveau d’une convention nationale, donnerait au monde un dangereux exemple, qu’en reconnaissant la volonté populaire comme une condition de légitimité et comme l’origine de toute autorité publique, il traiterait d’illégitimes tous les gouvernemens de l’Europe. Heureux de le trouver d’accord avec lui, Pozzo s’empressa d’exposer leurs communes objections au cabinet russe, et le projet de plébiscite fut enterré. Le comte de Nesselrode lui reprocha à ce sujet d’être trop crûment bourbonique. Il répondit qu’il considérait les Bourbons, ainsi que tous les autres souverains, non comme une famille, mais comme une institution. « Je suis persuadé, disait-il, que l’Europe a besoin d’eux pour être en paix, et la France pour être libre. »

Il a soutenu les Bourbons sans les aimer beaucoup ; en revanche, il a pu dire très sincèrement « qu’il travaillait de cœur et d’âme à sauver les Français. » Cet expatrié avait deux patries. L’une était l’île où il était né, et dont les montagnes et les rivages lui étaient restés dans les yeux. Sa destinée le condamna à ne la revoir jamais : mais il ne pouvait l’oublier, et on assure que jamais il n’en parla sans prendre feu. Quant à la Russie, sa grande patrie d’adoption, il lui consacra, comme il le disait lui-même, « toutes ses facultés avec une fidélité qui était une religion. » Mais, vingt années durant, il fut l’ami chaud, l’avocat passionné de la France, et peut-être l’aimait-il encore plus qu’il n’osait l’avouer. Il avait beau déclarer « que cette France guillotinée se trouvait dépourvue des grands instrumens de gouvernement, qu’on n’y voyait que d’es gens occupés de vendre leur obéissance, que ses modernes Solons ne lui parlaient que de ses droits, ne lui soufflaient mot de ses devoirs. » Sa grâce était la plus forte, elle lui avait pris le cœur. Au surplus, ses devoirs se conciliaient sans peine avec ses sympathies. En travaillant à notre relèvement, il pensait servir l’intérêt russe. Il avait prévu que la Sainte-Alliance ne serait pas éternelle, et il