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né à Alata, près d’Ajaccio, en 1764, peu d’années avant la réunion de la Corse à la France. Pendant la Révolution, tandis que Bonaparte liait commerce avec les Jacobins, il se rangea du parti des modérés, dont Paoli était le chef. Dénoncé à la Convention, cité à sa barre, il en fut réduit, pour sauver sa tête, à associer sa fortune à celle de l’homme qui offrit la Corse à l’Angleterre. Deux ans plus tard, il fut contraint de s’enfuir, et frappé d’un arrêt de proscription, sans autres ressources que son indomptable courage et que les ardentes curiosités de son esprit, il chercha longtemps un lieu où il pût reposer sa tête. On le vit tour à tour à Rome, à Naples, à Londres, puis en Autriche.

Il vécut six ans à Vienne, et comme le dit son petit-neveu dans son intéressante introduction, « il y fut recherché d’une société aimable, hommes d’état, comme Metternich, Gentz ou le prince Czartoryski ; gens d’esprit, comme le prince de Ligne ; émigrés français, grandes dames autrichiennes ou polonaises. On parlait politique, on déplorait les malheurs du temps, on médisait du prochain. Pozzo rédigeait sans mission des mémoires, des notes, et s’habituait à préciser ses idées. » Mais si occupée qu’elle fût, son oisiveté lui pesait ; rien n’est plus dur que d’être condamné à parler politique quand on se sent né pour en faire. Il semblait à cet inutile que tout n’était pas à sa place dans le monde tant qu’il n’y avait pas trouvé la sienne, et il écrivait au prince Czartoryski : « Je suis las de supporter le terrible fardeau de ne rien faire. » En 1805, il entrait au service russe comme conseiller d’Etat. En 1814 après beaucoup de traverses et de changemens de fortune, il était ambassadeur de Russie à Paris, où il resta jusqu’en 1835. Partout où l’avaient conduit les hasards de son existence errante, il avait tout vu, tout compris. Après avoir tâché d’expliquer à l’Europe la France nouvelle, la Révolution, Napoléon, il devait s’efforcer plus tard, souvent en vain, d’enseigner l’Europe aux Bourbons restaurés.

Cet homme au front haut, au teint basané, au regard lumineux et perçant, s’était imposé de bonne heure à l’attention et à l’estime. Napoléon, qui appréciait trop son mérite pour ne pas le redouter, avait donné lui-même aux préfets d’Italie son signalement ainsi conçu : « Taille de cinq pieds et de cinq à six pouces, nez prolongé, bouche moyenne, de belles dents ; ordinairement habillé de noir ; parlant assez bien le français et l’anglais, mal l’allemand ; de la finesse, ou plutôt de la ruse autant que de l’esprit, insinuant dans la conversation, emporté, élevant la voix dans la discussion, ayant de belles mains et affectant de les montrer. » Sa famille possède un admirable crayon que Lawrence fit de lui pendant le congrès de Vienne : ce n’est pas la ruse que respire ce beau visage, mais la séduction, une grâce exquise, jointe à l’élévation de la pensée, à la noblesse de l’âme. « J’ai dîné aujourd’hui, avec Talleyrand et Mme de Staël, chez la duchesse de Courlande, écrivait-il au mois de juin 1814. On a discuté constitution, philosophie,