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du reste, même absence de critique, même goût des légendes que chez les poètes. On sait que Thucydide les méprisait fort à cause de leur crédulité. Les sujets traités par les logographes sont généralement empruntés au passé le plus lointain : ce sont des fondations de villes, des généalogies mythiques. Ils écrivent pour perpétuer la gloire des races nobles, pour honorer la ville à laquelle ils appartiennent, pour charmer la curiosité d’un public peu philosophe. Ils racontent les événemens naturels ou surnaturels dont le souvenir était conservé dans les vieilles annales des temples et des cités, bornant leur rôle à rédiger ces souvenirs trop brefs et probablement à les rendre plus agréables en les enjolivant de détails empruntés à la tradition orale. Nul regard, par conséquent, sur l’ensemble du monde ancien, ni même sur l’ensemble du monde grec ; leurs récits ont un caractère strictement local, comme les archives où ils puisent, comme la tradition qu’ils interrogent. C’en est même l’intérêt principal ; car ils ajoutent ainsi de nouveaux matériaux au trésor commun des légendes nationales. Nulle critique non plus : s’ils se séparent des anciens poètes, c’est seulement pour leur opposer les récits de leur propre cité, qu’ils croient plus vrais parce qu’ils ne savent pas douter encore de ce qu’ils ont toujours entendu dire autour d’eux. Ils ont d’ailleurs un goût vif, selon Denys d’Halicarnasse, pour les péripéties romanesques : des détails circonstanciés, loin de les mettre en défiance sur la vérité du fond, leur semblent une condition nécessaire de la vraisemblance, comme s’il s’agissait d’un poème épique. La narration suit son cours avec simplicité, sans philosophie, sans éloquence, sans pathétique, mais non sans grâce. Les logographes, comme les philosophes ioniens du même temps, écrivaient dans le dialecte ionien vulgaire : ils écrivaient comme tout le monde parlait autour d’eux ; mais ils maniaient leur langue avec ce naturel aisé qui a été le privilège de l’Ionie, et leur naïveté aimable plaisait encore aux contemporains raffinés de Denys d’Halicarnasse. L’histoire ainsi comprise n’est nullement ce vigoureux tableau de la vie nationale que nous trouvons chez les grands écrivains classiques ; elle n’est presque pas une œuvre de science, puisqu’elle manque de critique, et elle est à peine une œuvre d’art, puisqu’elle manque de composition : ce n’est, en réalité, qu’une sorte de chronique naïve qui prélude à la vraie histoire.

Hérodote, en gardant une partie de ces traditions, fit cependant tout autre chose.

Son sujet, d’abord, n’est plus la fondation mythique de quelque cité ni un enchaînement de ces généalogies divines ou héroïques qui étaient censées former le premier chapitre de l’histoire grecque.