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des détours surprenans, que la raison la plus directe et la plus apparente des choses n’en est jamais la raison dernière, et que, dans cette prodigieuse complexité de l’univers, c’est donner de la réalité une image imparfaite que de trop la réduire aux formes simples où notre intelligence se complaît d’abord. Faire ainsi vaut mieux, sans doute, que de ramasser les faits pêle-mêle au risque de mêler l’insignifiant avec l’utile. Simplifier et idéaliser, c’est déjà, pour l’esprit, prendre possession de la matière et y graver sa marque. Mais un art plus savant sait garder aux choses leur complexité naturelle sans les embrouiller, et les montrer dans leur réalité sans oublier de les rendre intelligibles. Quand l’art historique moderne (et, par ce mot, il faut entendre celui du XIXe siècle) donne vraiment ce qu’il peut donner, c’est là ce qu’il fait. Il était aussi impossible aux historiens anciens de rien faire de pareil qu’à leur civilisation de ressembler à la nôtre, ou à leur esprit de devancer les découvertes de la science contemporaine. Aussi ces caractères de l’art antique sont-ils visibles chez les plus grands des historiens anciens : un Thucydide, un Polybe, un Tacite, ont fait des chefs-d’œuvre sans dépasser le niveau qu’assignait à leur pensée le point de développement où l’esprit antique était parvenu.

Mais Hérodote n’est pas encore arrivé tout à fait à ce niveau. La période de maturité de l’histoire ne commence qu’avec Thucydide : Hérodote termine ce qu’on peut appeler la période de croissance de l’art historique. Il occupe un degré intermédiaire entre les essais des premiers historiens et la perfection relative de Thucydide. S’il a pu être appelé le père de l’histoire, c’est qu’il est entré le premier avec génie, surtout au point de vue littéraire, dans la voie où Thucydide allait le suivre ; mais il ne l’a pas parcourue jusqu’au bout, il se rattache même à ses devanciers au moins autant qu’à ses successeurs. En réalité, il ne ressemble tout à fait à personne : il est quelque chose d’unique, et qui ne pouvait être qu’à ce moment précis de l’antiquité. Montrer en quoi consiste au juste l’originalité d’Hérodote, quelle est encore la fraîcheur naïve de son œuvre, quelle en est déjà l’ampleur et la solidité, tel est l’objet des pages suivantes.


I

Bien avant qu’il y eût en Grèce des historiens, il y avait des matériaux historiques écrits. Dès le IXe siècle peut-être, en tout cas dès le commencement du VIIIe, les temples renfermaient des listes de prêtres et de prêtresses, de vainqueurs aux différens jeux ; des notes relatives à des prodiges, à des épidémies, à des anniversaires ; des offrandes ornées d’inscriptions ; des recueils