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peuples dont l’empire se composait. Ils n’aimaient pas les barbares, je crois l’avoir montré, et les ont vus venir avec effroi. Mais, après tout, aucun d’eux n’était Romain d’origine ; ils l’étaient devenus parce que Rome leur donnait la prospérité et la paix. Le jour où elle cessa de les protéger, son pouvoir n’eut plus de raison d’être. L’unité, que les légions ne pouvaient plus défendre, fut rompue, et chacun alla de son côté. L’Église a fait comme eux, et dans ce grand désastre, qu’elle sentait sans remède, quand elle a vu que toute résistance était devenue inutile, elle n’a pris conseil que de son intérêt.

Mais cet intérêt s’est trouvé d’accord avec celui de l’humanité ; en songeant à elle, elle a servi tout le monde. Si le clergé, fidèle à ses premières préférences, enfermé dans ses souvenirs, avait gardé en face des nouveaux maîtres une attitude de mécontent, ils auraient échappé à son influence. C’est en se mêlant à eux qu’elle a fini par les dominer. Dans le mélange qui s’est fait, ce sont, comme toujours, les plus éclairés, les plus habiles qui l’ont emporté sur les autres, et l’élément latin a gardé la meilleure part, ce qui fut une grande victoire[1]. Je doute beaucoup qu’Orose et Salvien aient clairement aperçu toutes ces conséquences. Cependant un instinct, qui ne les trompait pas, les avertissait que l’Église, dans ce désastre, devait séparer sa cause de celle de l’empire. Le premier, en faisant remarquer que les barbares étaient susceptibles de se civiliser et que déjà, en quelques années, ils semblaient prendre des mœurs et des habitudes nouvelles ; l’autre, en exagérant leurs vertus et les relevant par le tableau des vices de l’ancienne société, encourageaient tous deux l’Église à leur tendre la main. Elle l’a fait, mais seulement après que toute résistance fut devenue impossible. Elle n’a donc pas trahi l’empire, comme on l’a dit, puisqu’il avait retiré ses légions et livré les malheureuses provinces à l’ennemi. En abandonnant Rome, lorsqu’elle vit qu’elle était perdue et désertait la lutte, elle sauva au moins de la civilisation romaine ce qui pouvait en survivre.


GASTON BOISSIER.

  1. Diez estime que le français ne contient pas plus de sept cent cinquante mots d’origine germanique, et, ce qui est plus important, que la grammaire des races victorieuses n’a exercé aucune influence sur la grammaire française. Ce résultat est dû en grande partie à l’Église, qui continua à parler latin. En général, les vaincus apprenaient peu la langue du vainqueur. Fortunat fait de grands complimens à ceux qui la savent, ce qui prouve qu’ils devaient être très rares. Au contraire, tous ceux qui, parmi les Francs, voulaient obtenir des dignités ecclésiastiques, se faire prêtres ou moines, étaient forcés d’apprendre le latin.