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ruine. Mais il ne faut rien exagérer non plus ; ces fugitifs, ces déserteurs, ces traîtres, quelque nombreux qu’on les suppose, qu’étaient-ils en comparaison de ces multitudes d’habitans paisibles, qui ne quittèrent pas leur champ ou leur demeure menacée, qui, loin d’appeler les barbares, les virent arriver avec terreur, ou même essayèrent de les arrêter. On connaît la résistance intrépide que les Arvernes, quoique abandonnés de Rome, opposèrent aux Visigoths ; et si le nombre de ceux qui se sont défendus n’a pas été plus grand, les historiens nous disent qu’il faut en accuser la longue paix que Rome avait donnée au monde et qui avait fait perdre l’habitude des armes. Mais ceux mêmes qui n’ont pas eu le cœur de combattre ne se sont soumis qu’avec désespoir. On peut au moins l’affirmer de presque tous les gens qui avaient passé par les écoles, qui aimaient les lettres, qui goûtaient les arts, qui connaissaient de quelque façon les élégances et les délicatesses de la vie, qui avaient quelque part, si petite qu’elle fût, à la civilisation romaine[1]. C’était la classe moyenne, celle qui fait la force véritable des états, et dont la littérature de l’époque reflète les sentimens. Elle avait horreur des barbares, et Salvien ne l’ignorait pas, puisqu’après avoir fait leur éloge, il ajoute qu’il s’attend qu’on sera révolté du bien qu’il en dit. Un siècle après, cette haine, chez les esprits cultivés, durait encore. Sidoine Apollinaire, qui était forcé de flatter en public les Visigoths et les Burgondes, les accable d’insultes, dès qu’il est sûr qu’on ne l’entendra pas, et félicite ceux « dont l’œil ne voit pas ces géans gauches, dont l’oreille n’entend pas leurs langues sauvages, dont le nez évite l’odeur nauséabonde qu’exhale leur personne. » Les gens même qui, comme Fortunat, vivent de leur libéralité, ou qui, comme saint Avit, ont accepté sans arrière-pensée leur domination, ne peuvent s’empêcher de témoigner leur affection filiale pour la vieille Rome, « la seule ville de l’univers où il n’y ait que les esclaves et les barbares qui soient des étrangers, » et de lui envoyer de loin, quand ils le peuvent, un souvenir affectueux.

Ne croyons donc pas qu’au Ve siècle le monde fût aussi las qu’on le dit de vivre sous l’autorité de Rome. Quelques mécontens qui ne pouvaient plus supporter les rigueurs de l’administration impériale se sont jetés dans les bras des barbares ; mais le plus grand nombre leur était contraire. La Bretagne, la Gaule, l’Espagne,

  1. Il est difficile de savoir ce que pensaient, ce que souhaitaient la populace des villes et les serfs des campagnes. Chez eux, la civilisation romaine n’était qu’à la surface, et il leur devait être assez indifférent d’en perdre les bienfaits. Il est fort possible qu’ils aient peu regretté un pouvoir qui les tenait dans l’ordre et qu’ils aient vu quelquefois avec plaisir des bouleversemens qui leur donnaient l’occasion de quelques coups de main avantageux.