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d’injustice parce qu’elle accable les Romains et qu’elle favorise les barbares. Il s’agit, pour la justifier, d’établir que les Romains méritent leurs malheurs par leurs vices et leurs crimes, et que leurs ennemis sont dignes de leurs succès par leurs vertus. C’est ainsi qu’il est amené à opposer l’un à l’autre le portrait des Romains et celui des barbares.

Dans ce parallèle, la société romaine est naturellement fort mal traitée : la justification de Dieu exigeait qu’il en lût ainsi, et d’ailleurs le tempérament de l’écrivain le portait à voir les choses du mauvais côté. Sa colère n’épargne personne : « Qu’est-ce que la vie des négocians ? un ensemble de fraudes et de parjures ; celle des curiales ? une longue iniquité ; celle des fonctionnaires publics ? une suite de prévarications ; celle de tous les militaires ? une série de rapines. » Voilà le ton ordinaire. Il paraît d’abord disposé à respecter les ecclésiastiques et les religieux, et dit même formellement qu’il les excepte, avec quelques laïques, de la réprobation générale. Mais son indulgence pour eux ne dure pas, et il finit par les accuser d’être, comme les autres, injustes, avides, débauchés. Ils ont changé d’habit ; ils n’ont pas changé de conduite. Ils veulent être plus estimés que les séculiers, et vivent plus mal qu’eux. « Ils se sont séparés de leur femme, ils ont abandonné leur fortune particulière, mais ils convoitent le bien d’autrui. » Voilà ce qu’ils appellent leur chasteté et leur pauvreté : elle consiste à renoncer à ce qui est permis pour désirer ce qui ne l’est pas. Le dernier mot de Salvien, à propos de la société de son temps, c’est que, toute chrétienne qu’elle veut paraître, elle n’est qu’un « égout d’impuretés. »

Pour que la démonstration fût complète, il fallait établir que ceux qui ont été les plus punis étaient aussi les plus coupables, et que, si les riches ont plus perdu que les autres, c’est qu’aussi, plus que les autres, ils méritaient de perdre. Il le prouve en traçant d’eux des tableaux fort peu flattés, où il les accuse d’être tous, sans exception, corrompus et criminels. « Ne parlons pas des fautes légères ; voyons s’ils s’abstiennent des deux plus grands péchés qu’il y ait au monde, l’homicide et l’adultère. Qui d’entre eux ne s’est pas souillé de sang humain ou sali de quelque amour honteux ? Un seul de ces crimes suffirait pour mériter un châtiment éternel, et ils les ont presque toujours commis tous les deux à la fois. » On trouvera qu’il y a peut-être là un peu moins d’exagération qu’il ne semble d’abord, si l’on songe à la situation particulière des riches à ce moment. N’oublions pas qu’ils avaient conservé, dans leur maison, l’esclavage, cette grande école d’immoralité. La vieille institution, qui avait gâté l’ancien monde, florissait aussi dans le nouveau, et nous