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gémissemens de tous et quels blasphèmes contre ceux qui les auront laissés seuls au dernier moment ! Mais, si les ministres sont là, ils subviennent aux besoins de tous, selon les forces que Dieu leur donne. Nul n’est privé de la communion du corps du Christ, tous sont consolés et soutenus ; on les exhorte à prier Dieu, qui peut détourner le péril, et à être prêts également pour la vie et pour la mort. S’il n’est pas possible que ce calice passe loin d’eux, que la volonté de Dieu soit faite : Dieu ne peut rien vouloir de mal. » Le devoir des pasteurs est donc tout tracé : ils ne doivent jamais se séparer des fidèles ; « il faut qu’ils se sauvent avec eux, ou qu’avec eux ils subissent ce qu’il plaira au Père de leur envoyer. »

On pense bien que ce qu’il conseillait aux autres, il l’a fait lui-même. Quand les Vandales vinrent mettre le siège devant Hippone, il s’y enferma. Plusieurs évêques s’y trouvaient avec lui, entre autres le compagnon de sa jeunesse, l’ami de toute sa vie, le bon et sage Alypius, entre les bras duquel je suis sûr qu’il lui fut doux de mourir. Pendant quatre mois, on tint tête aux barbares. Augustin priait et travaillait sans relâche, se hâtant d’achever les œuvres qu’il avait commencées pour la défense de l’Église et animant les soldats et les chefs à la résistance. Il avait demandé à Dieu de le prendre avant que la ville ne succombât ; il fut exaucé : ce n’est qu’après sa mort qu’elle fut forcée et brûlée par les Vandales.

Saint Augustin est donc mort Romain, comme il avait vécu. Jusqu’à la fin il a donné l’exemple du dévoûment à son prince et à son pays. A quelques misères que fut réduite sa ville épiscopale assiégée, nous ne voyons pas qu’il ait jamais conseillé de transiger avec l’ennemi. Quand même sa fidélité de patriote, qui était mise à de si rudes épreuves, aurait faibli, il me semble qu’au moment de se soumettre à Genséric, sa fierté de lettré se serait révoltée. Les souvenirs de sa jeunesse studieuse, ces années de travail qui s’étaient écoulées dans le commerce des grands orateurs et des grands poètes, les émotions de la vérité entrevue dans Platon et dans Cicéron, les larmes versées à la lecture de Virgile, tout ce passé d’études, que le christianisme avait recouvert sans l’effacer, ne lui permettaient pas de se faire à l’idée de vivre sous un roi vandale. Il ne croyait pas possible que cette culture de l’esprit, cette civilisation élégante dont vivait le monde, dont il avait joui plus qu’un autre, dût disparaître un jour devant la barbarie. Quoique la Bretagne, la Gaule, l’Espagne, fussent à peu près perdues pour les Romains, qu’il ne leur restât plus que trois villes en Afrique, j’imagine qu’il n’avait pas renoncé à ses espérances et qu’il devait redire aux amis qui entouraient son lit de mort ce qu’il écrivait,