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publics, il se contente de répondre : « A de tels maux, il faut de longs gémissemens, plus que de longs ouvrages. » Il craint, sans doute, qu’à les trop déplorer on me réveille la fureur des païens, qui sont toujours prêts à s’en faire une arme contre le christianisme. Mais, sous la froideur apparente des paroles, on sent l’émotion du cœur. Sa conduite, dans ces années difficiles, a toujours été celle d’un ardent patriote, et sa fidélité pour le prince, qu’il ne sépare pas de la patrie, ne s’est pas démentie un instant. Il ne se donne jamais le plaisir facile et dangereux de blâmer des mesures fâcheuses quand elles ont mal tourné et qu’il n’est plus temps de les prévenir. Il se garde bien d’affaiblir l’autorité publique, déjà très ébranlée, par des reproches inutiles[1]. Il veut garder toutes les forces intactes pour le danger qui menace. Quand il est venu, il rappelle à tous leur devoir, il conseille et anime la résistance, il essaie par tous les moyens de rendre courage aux désespérés.

Il est vrai que ce défenseur de l’empire a quelquefois une manière de parler du passé de Rome qui pourrait faire croire qu’il en était plutôt un ennemi. Pour un Rutilius, pour un Symmaque, tout en est sacré, et ils ne souffrent pas qu’on en plaisante. Saint Augustin ne se croit pas tenu autant de réserve. Il admire beaucoup les vieux Romains, mais il les juge. Nous avons vu qu’il blâme leur ambition, qu’il les accuse d’avoir fait la guerre sans motifs raisonnables, et que cette fameuse conquête du monde ne lui paraît, en somme, qu’un brigandage en grand, grande latrocinium[2]. Il trouve aussi, dans cette vieille histoire, beaucoup de fables qui blessent sa foi. On comprend bien qu’il lui soit impossible d’admettre sans exception tous les miracles dont les anciens entouraient les origines et les premières années de Rome. Après tout, il ne faisait, en s’en moquant, que dire tout haut ce que beaucoup pensaient tout bas. On ne se gênait guère, dans ce monde sceptique et léger, pour sourire des rendez-vous que la nymphe Égérie donnait à son bon ami Numa, près de la porte Capène. Seulement, un magistrat, tant qu’il était revêtu de la robe prétexte, croyait de sa dignité d’avoir l’air d’y ajouter foi. Le christianisme se moqua de ces apparences de respect et mit le mensonge officiel à jour, voilà tout. On avait alors tant de raisons sérieuses d’être attaché à la domination romaine, qui maintenait la paix du monde et sauvait la civilisation,

  1. . Une seule fois saint Augustin a parlé sévèrement d’un acte de l’autorité impériale. Un de ses amis, le comte Marcellinus, qui l’avait aidé dans l’affaire des Donatistes, venait d’être jugé et exécuté à la suite d’intrigues de cour, pour des crimes imaginaires. Saint Augustin en fut très affligé ; mais, même en cette occasion, son blâme n’est pas remonté jusqu’à l’empereur.
  2. C’est du reste à peu près ce que Tacite fait dire à Galgacus. Le chef Breton n’hésite pas à traiter les Romains de Ravagewrs de l’univers.