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enclins à s’envisager comme les représentans du peuple réel et du peuple idéal, c’est-à-dire comme les souverains de droit, au-dessus de la loi, autorisés à la faire, partant à la défaire, du moins à l’élargir, à l’interpréter comme il leur convient. Au conseil général, au conseil municipal, à la mairie, ils sont toujours tentés d’usurper ; le préfet a fort à faire pour les maintenir dans leur rôle local, pour les empêcher de faire invasion dans les choses d’Etat et dans la politique générale ; parfois, il est obligé d’embourser leur manque d’égards, d’être patient avec eux, de parler doux ; car ils parlent haut, ils veulent que l’administration compte avec eux de clerc à maître ; s’ils votent des fonds pour un service, c’est à condition d’intervenir dans l’emploi des fonds et dans le détail du service, dans le choix des entrepreneurs et dans la nomination des employés, à condition d’étendre leur autorité et d’allonger leur main jusque dans l’exécution consécutive qui ne leur appartient pas et qui appartient au préfet[1]. Partant, entre eux et lui un marchandage incessant s’établit et des marchés se concluent. — Notez que le préfet, tenu de payer, peut payer sans violer la lettre de la loi. Sur la page solennelle où le législateur a imprimé son texte impératif, il y a toujours une marge très ample où l’administrateur, chargé de l’exécution, écrit à la main les décisions confiées à son libre arbitre. De sa main, en regard de chaque affaire communale ou départementale, le préfet écrit ce qui lui convient sur une marge toute blanche, et celle-ci, comme on l’a déjà vu, est très large ; mais la marge dont il dispose est bien plus large encore et continue, au-delà de ce qu’on a vu, sur d’autres feuilles : car il est le chargé d’affaires, non-seulement du département et de la commune, mais encore de l’Etat. Conducteur ou surveillant en titre de tous les services généraux, il est, dans sa circonscription, l’inquisiteur en chef de la foi républicaine[2] jusque dans la vie privée et dans

  1. J. Ferrand, ibid.., p. 170 (Paris, 1879) et 169 : — « En beaucoup de cas, la tutelle générale et la tutelle locale sont paralysées… Depuis 1870-1876, les maires, pour diminuer les difficultés de leur tâche, sont forcés d’abdiquer très fréquemment leur autorité propre ; les préfets sont conduits à tolérer, à approuver ces violations de la loi… Depuis plusieurs années, on ne peut lire le compte-rendu d’une session du conseil général ou du conseil municipal sans rencontrer de nombreux exemples de l’illégalité que nous signalons… Dans un autre ordre de faits, pour ce qui se rapporte, par exemple, aux questions de personnel, ne voit-on pas, tous les jours, des agens de l’État, même consciencieux, céder à la volonté toute-puissante des notabilités politiques et faire, quoiqu’à regret, entier abandon des intérêts du service ? » — (Ces abus se sont fort aggravés depuis dix ans.)
  2. Voir la République et les conservateurs dans la Revue du 1er mars 1890, p. 108. — « J’en parle de visu : je prends mon arrondissement ; c’est dans un département de l’Est, naguère représenté par des radicaux ; cette fois, un conservateur l’a emporté. On a d’abord tente de faire casser l’élection ; il a fallu y renoncer, l’écart des voix était trop considérable. On s’en est vengé sur les électeurs. Les gendarmes ont été, dans les communes, faire des enquêtes sur la conduite du curé, du garde-champêtre, du débitant. Le médecin des épidémies était conservateur ; on l’a remplacé par un opportuniste. Le contrôleur des contributions, homme du pays, était soupçonné de peu de zèle ; on l’a expédié au fond de l’Ouest. Tout fonctionnaire, qui, le soir de l’élection, n’avait pas la mine contrite, s’est vu menacé de révocation. Un agent-voyer passait pour s’être montré tiède, on l’a mis à la retraite. Il n’est petites vexations qu’on ait négligées, ou petites gens qu’on ait dédaigné de frapper. Des cantonniers, dénoncés pour propos malséans, ont été cassés aux gages. Dans une commune, les sœurs distribuaient des médicamens aux indigens ; on le leur a interdit, pour faire pièce au maire qui habite Paris. Le conservateur des hypothèques avait dans ses bureaux un jeune saute-ruisseau coupable d’avoir distribué, non des bulletins de vote, mais des lettres de faire-part du nouveau député ; quelques jours après, une lettre de la préfecture donnait au conservateur des hypothèques vingt-quatre heures pour remplacer le criminel. Un notaire avait osé, dans une réunion publique, interrompre le candidat radical, il a été poursuivi devant le tribunal pour manquement à ses devoirs professionnels, et les juges de la réforme judiciaire l’ont condamné à trois mois de suspension… » Cela s’est passé « non en Languedoc ou en Provence, dans le midi aux têtes chaudes, où l’on se permet tout, mais sous le ciel brumeux de la Champagne. Et quand j’interroge des conservateurs de l’Ouest et du Centre : « Nous en avons vu bien d’autres ! me répondent-ils ; mais il y a beau temps ; que rien ne nous étonne plus. »