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vagues formules de progrès et impatiens de toutes les entraves que la tradition semble attacher aux pieds de l’humanité, je le comprends. Mais, quelque élevée qu’elle lui paraisse, et quelque opinion qu’en ait l’histoire, cette mission, dont la république se fait honneur, semble peu rassurante aux esprits timides, routiniers, bornés si l’on veut, aux braves gens inquiets des nouveautés ou des changemens trop brusques. Elle irrite ou effraie les bonnes âmes qui se refusent à rejeter toutes les idées traditionnelles, qui croient à l’utilité de ce qu’un philosophe historien appelle le préjugé héréditaire, qui s’imaginent que Dieu et le divin doivent encore garder une place dans la famille et dans la cité humaine ; tous ces esprits terre à terre, qui doutent de l’efficacité d’une morale sans sanction ; qui se figurent que, pour l’éducation, l’enseignement civique ne vaut pas le catéchisme, et que la religion a du bon, ne fût-ce que pour les enfans et pour les femmes. Ces vieilles idées, tous ces préjugés bourgeois ou ruraux, la république s’est fait gloire de les heurter de front. Comment les conservateurs n’en auraient-ils pas été choqués ? Pour beaucoup d’entre eux, la république était une personne de mauvaise éducation ; au lieu de chercher, par sa conduite, à les faire revenir sur son compte, elle s’est plu à les scandaliser et à leur faire peur. Ce n’était pas le moyen de les gagner.

Est-ce seulement dans leurs préjugés, dans leurs habitudes ou leurs croyances que les conservateurs ont été troublés et blessés ? Non, c’est tout autant dans leurs intérêts. Qu’entend-on par conservateurs, si ce n’est, d’abord, ce qu’on nomme, non sans quoique ironie, les classes dirigeantes ? Or ces classes, naguère dirigeantes, la république semble avoir pris à tâche de ruiner leur influence au profit des nouvelles couches saluées par Gambetta. La loi scolaire, la loi municipale, la loi militaire, ont été autant de coups portés contre elles ; dira-t-on qu’elles n’ont pas toujours été visées, elles n’en ont pas moins été touchées. Dans les campagnes, dans les bourgs, dans les petites villes, on s’est appliqué à diminuer l’ascendant des propriétaires, des bourgeois, des notables de toute sorte, aussi bien que l’autorité du curé. On a cherché à faire le vide autour d’eux, à les isoler de leur ancienne clientèle, à les rendre impuissans. Dans une commune voisine de la mienne, une veuve possédait une source que la commune désirait acquérir. La veuve consentait à céder sa source moyennant indemnité. Un docteur opportuniste, soutenu par la préfecture, persuada au conseil municipal de s’en emparer sans bourse délier, en pratiquant des tranchées autour du champ de la veuve, de façon à capter les eaux et à intercepter la source. C’est à peu près ainsi qu’on