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collection, elles tiendraient une telle place qu’au bout d’un siècle, il faudrait, pour les contenir, un monument deux fois plus grand que le Louvre.

On aurait, il est vrai, la ressource de les enterrer dans la fosse commune, comme on le fait aujourd’hui, en attendant le columbarium ; mais ce n’est pas là une solution et ce n’est pas la peine de faire tant de frais pour en arriver là. Il y aurait bien plus d’inconvéniens encore à permettre aux familles de les emporter à domicile. Avec l’étroitesse de nos logis, nos habitudes errantes, la fièvre de locomotion qui nous emporte et qui ne peut que s’accroître, les urnes funéraires constitueraient un bagage des plus encombrans. Il faudrait les emporter avec soi, dans tous les déplacemens qu’impose la vie moderne, et, comme ce serait chose à peu près impraticable, on en viendrait à ne plus savoir que faire de ce lugubre héritage. Les cendres provenant de parens depuis longtemps disparus n’inspireraient aucun intérêt à leurs détenteurs actuels, qui chercheraient évidemment à s’en débarrasser.

La promptitude avec laquelle on oublie les morts est une de ces tristes réalités dont il faut prendre son parti. Quand on visite un cimetière, on est frappé de l’abandon dans lequel sont laissées les tombes anciennes. Personne ne songe plus à ceux qu’elles recouvrent ; mais ils dorment en paix et ne sont pas un sujet d’ennui pour ceux qui les ont oubliés. Il n’en serait pas ainsi s’il fallait en encombrer son existence. On arriverait alors à des profanations déplorables. On verrait figurer à l’étalage des brocanteurs les urnes funéraires ayant quelque valeur marchande ou artistique et dont les cendres auraient été depuis longtemps jetées au vent.

Ce ne sont pas là de simples suppositions. La translation des restes du général Marceau au Panthéon, laquelle a eu lieu, comme on le sait, au mois de juillet dernier, nous a donné un exemple de ce que peuvent devenir les cendres d’un grand homme, moins d’un siècle après sa mort. Lorsqu’il tomba sur le champ de bataille d’Altenkirchen, le 24 septembre 1796, Marceau était âgé de vingt-sept ans. Ses soldats l’enterrèrent sous un tumulus couvert de gazon, aux environs de Coblentz ; mais Kléber, dont il était l’intime ami, avait déclaré à plusieurs reprises que, s’il avait été sur les lieux, il aurait fait brûler son corps pour en rapporter les restes en France. Plus tard, le général Hardy, commandant à Coblentz, voulut réaliser le vœu de Kléber. On exhuma le corps du général républicain, encore revêtu de son uniforme et on le livra aux flammes.

Les cendres furent recueillies et renfermées dans deux urnes. L’une fut envoyée à la sœur de Marceau, Mme Sergent, qui