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cercueil au château, suivit le convoi à pied et obligea le comte Alexis Orlof à l’accompagner.

« Après que j’eus fait le service auprès du corps dans la chambre du trône, je fus nommée pour le faire dans la grande salle où se donnaient ordinairement les bals. Uncastrum doloris avait été érigé au milieu. L’impératrice était dans le cercueil à découvert, une couronne d’or sur la tête. Le manteau impérial couvrait le corps. Six candélabres étaient placés autour. En face, un prêtre lisait l’Évangile. Sur les degrés, les chevaliers-gardes tristement appuyés sur leurs carabines. Ce tableau était beau, religieux et imposant, mais le cercueil avec la poussière de Pierre III, placé à côté, révoltait l’âme. Cette insulte même que la tombe ne peut éloigner, ce sacrilège d’un fils envers sa mère, déchirait le cœur. Le couvercle du cercueil était posé sur une table près du castrum doloris. Les paroles divines de l’Évangile me pénétraient, tout me paraissait néant autour de moi ; Dieu était dans mon âme et la mort devant mes yeux. La lune donnait en plein par les fenêtres. Cette clarté douce et calme contrastait avec le foyer de lumière concentré au milieu de cette spacieuse galerie. Tout le reste était ombre et obscurité.

« À huit heures du soir, la famille impériale arriva à pas lents, se prosterna devant le corps et s’en alla dans le plus profond silence. Puis vinrent les femmes de chambre de la défunte, elles dévoraient sa main de baisers et pouvaient à peine s’en détacher. Des cris et des sanglots interrompaient par moment le calme solennel. L’impératrice était adorée de tout ce qui l’approchait. Des prières de reconnaissance s’élevaient pour elle vers les cieux. Quand le jour parut, j’en fus affligée. On s’arrache avec peine des restes de ce qui nous est cher ! Après l’office des morts, les cercueils de l’impératrice et de Pierre III furent portés à la forteresse et déposés dans le caveau de leurs prédécesseurs. »


La comtesse *** n’a pas déposé sa plume sur la tombe de celle qui faisait l’objet de son culte et qu’elle a peinte d’après nature sans prétention, avec cette grâce inimitable et ce parfait naturel qui est le parfum d’une grande dame du XVIIIe siècle.

Nous nous bornons à ces extraits des mémoires inédits que le hasard a fait tomber entre nos mains.

L’histoire juge Catherine peut-être avec plus de sévérité que les contemporains qui l’ont approchée. Toutefois, ceux-ci pourraient nous répondre : « Libre à vous de nous taxer d’optimisme, vous n’avez pas subi le charme de notre grande impératrice. »


Comte VITZTHUM.