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fois en public. On eût dit qu’elle venait dire adieu à ses sujets. Tout le monde a été frappé de l’impression qu’elle fit ce jour-là. Ordinairement l’impératrice entendait la messe d’un appartement intérieur dont une fenêtre donnait sur le sanctuaire de la chapelle. Le 2 novembre, Sa Majesté, pour se rendre à la messe, traversa la salle des chevaliers-gardes, où comme toujours toute la cour était assemblée. Elle était en deuil pour la reine de Portugal et avait meilleure mine qu’on ne lui avait vu depuis longtemps. Après la messe elle fit cercle. Mme Vigée-Le Brun venait d’achever le portrait de la grande-duchesse Elisabeth. Sa Majesté le fit placer dans la salle du trône, l’examina longtemps et en parla aux personnes qui devaient dîner avec elle. Il y eut grand couvert comme d’habitude les dimanches. Les grands-ducs Alexandre et Constantin ainsi que leurs épouses furent du dîner. Ce fut la dernière fois que l’impératrice les vit. Ils eurent ordre de ne pas venir chez elle le soir. Lundi le 3, et mardi le 4, le grand-duc Alexandre et la grande-duchesse Elisabeth allèrent à l’Opéra. Mercredi le 5, à onze heures du matin, le grand-duc était sorti avec le prince Czartoryski quand on vint dire à la grande-duchesse que le comte Soltikof demandait le grand-duc. Elle ne put dire quand il rentrerait. Peu de momens après, le grand-duc revint fort agité, puisque Soltikof l’avait fait chercher dans tous les coins de Pétersbourg. Il savait déjà que l’impératrice s’était trouvée mal et que l’on avait envoyé le comte Nicolas Zoubof à Gatchina pour prévenir le grand-duc Paul.

« Le jeune couple fut atterré ; enfin à cinq heures du soir, le grand-duc Alexandre, qui jusque-là avait eu peine à résister au premier mouvement de son cœur, obtint l’autorisation de voir l’impératrice. Cette consolation lui avait été refusée d’abord sans aucune bonne raison, mais par des motifs faciles à démêler quand on connaît le caractère du comte Soltikof. Or, du vivant de l’impératrice le bruit s’était répandu qu’elle priverait son fils de la succession pour laisser la couronne à son petit-fils Alexandre. Jamais, j’en suis sûre, l’impératrice n’a conçu ce projet, mais on en avait parlé, et cela suffit à Soltikof pour ne pas laisser entrer le grand-duc Alexandre avant l’arrivée de son père. Celui-ci ne pouvant tarder, le grand-duc Alexandre et la grande-duchesse Elisabeth entrèrent dans la chambre de l’impératrice entre cinq et six heures du soir. Ils ne rencontrèrent dans les premiers salons que quelques gens de service profondément affligés. Le cabinet de toilette qui précède la chambre à coucher offrait le spectacle du désespoir. L’impératrice, sans connaissance, gisait par terre sur un matelas entouré d’un paravent. La chambre était faiblement éclairée. Les sanglots de ses