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régence. L’impératrice, qui avait déjà un fils de dix ans (depuis Paul Ier), se décida à renvoyer son époux dans le Holstein. Le prince Orlof et son frère, le comte Alexis, qui jouissaient alors des faveurs de l’impératrice, furent chargés de le faire partir. On prépara à cet effet plusieurs bâtimens à Cronstadt. On était résolu d’embarquer Pierre III avec les bataillons qu’il avait fait venir du Holstein. Il devait coucher à Ropcha, près d’Oranienbaum, la veille de son départ. Je n’entre pas dans les détails du tragique événement qui suivit. On n’en a que trop parlé et trop souvent méconnu le principe ; mais je dois à la vérité de rapporter ici le témoignage authentique que je tiens du ministre comte Panine.

« Ce témoin mérite d’autant plus de créance qu’on sait qu’il n’était guère personnellement attaché à l’impératrice. Ayant dirigé l’éducation de Paul Ier, il avait espéré de tenir les rênes du gouvernement sous la régence d’une femme et s’était vu trompé dans son attente. L’énergie avec laquelle Catherine s’empara du pouvoir coupa court aux projets ambitieux de Panine, qui toute sa vie en garda rancune à Sa Majesté. Un soir que nous étions chez lui, entouré de ses parens et de ses amis, il nous raconta beaucoup d’anecdotes intéressantes et arriva insensiblement à l’assassinat de Pierre III. — J’étais, dit-il, dans le cabinet de l’impératrice lorsque le prince Orlof vint lui annoncer que tout était fini. Elle était debout au milieu de la chambre. Ce mot fini la frappa. — Il est parti ? répliqua-t-elle d’abord ; mais après avoir appris la triste vérité, elle tomba raide évanouie. Elle eut d’affreuses convulsions qui firent craindre un instant pour sa vie. Revenue de ce pénible état, elle versa les larmes les plus amères. — Ma gloire est perdue ! répétait-elle ; jamais la postérité ne me pardonnera ce crime involontaire. — La faveur avait étouffé, dans l’esprit des Orlof, tout autre sentiment que celui d’une ambition démesurée. En faisant disparaître l’empereur, le prince Orlof s’était imaginé qu’il le remplacerait et que l’impératrice le couronnerait. Il se trompa.

« Douée d’un grand caractère et d’une volonté de fer, Catherine, cependant, ne dédaignait pas les bons, conseils et savait se plier aux circonstances. Voici une anecdote qui lui fait le plus grand honneur et que je tiens du comte Pierre Panine lui-même.

« L’impératrice avait composé un code de lois et avait chargé les sénateurs de l’examiner. Elle assistait encore aux séances du sénat à cette époque. L’examen de son ouvrage avait occupé plusieurs séances. Elle vint demander le résultat de ces délibérations. Tous les sénateurs approuvèrent ce travail. Panine seul garda le silence. L’impératrice lui demanda sa pensée. — Faut-il répondre à Votre