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odieux, profita des loisirs qu’on lui laissait pour s’instruire et pour étudier à fond l’art de gouverner.

Ceci n’est pas un conte de fées. Tout le monde sait qu’à la mort d’Elisabeth Pierre III monta sur le trône, sauva Frédéric II d’une perte certaine en tournant brusquement contre les ennemis du roi de Prusse les troupes russes, qui l’avaient combattu jusqu’alors. Tout le monde sait aussi que ce brusque revirement et d’autres excentricités amenèrent la chute du maniaque couronné. Un beau matin, Catherine, accompagnée d’une demoiselle d’honneur de dix-sept ans, monta à cheval, se rendit à Pétersbourg, fit battre le rappel et lut proclamée impératrice autocrate de toutes les Russies. On sait aussi que cette femme étonnante, surnommée Catherine le Grand par le spirituel prince de Ligne, gouverna la Russie durant trente-quatre ans d’une main de fer gantée de velours, qu’elle acheva l’œuvre de Pierre Ier et fit de son empire, encore passablement asiatique, une puissance européenne de premier ordre. Elle construisit des routes, des centaines de villes, rédigea de sa propre main un code de lois, créa des académies, fonda des écoles, protégea les arts et les sciences, annexa la Crimée, partagea la Pologne, et fut célébrée sous le nom de la Sémiramis du Nord, ayant choisi Voltaire, Diderot, Grimm et autres comme trompettes de sa renommée.

On connaît ses qualités comme ses défauts et on sait que, tout en écoutant tout le monde, elle ne suivait que les conseils de son propre génie. Sa vie privée ne nuisait en rien à son prestige, et elle en imposait à tout ce qui l’approchait, grâce à un charme tout particulier qu’elle savait donner à ses paroles et à ses moindres actions. Ses ministres ne furent que des commis. Elle avait, il est vrai, introduit pour son propre usage, dans son palais, la polyandrie, cette institution étrange qui fleurit encore dans les montagnes du Thibet ; mais jamais elle ne partageait son autorité avec ses favoris. Soltikof, qui passe pour le premier, ne conserva pas longtemps ses faveurs. Le prince et le comte Alexis Orlof faisaient horreur à Catherine après la mort de Pierre III. Celui que, dans sa jeunesse, elle a aimé le plus tendrement peut-être fut Poniatowski, qui lui était fort dévoué. Catherine le consola en le faisant roi de Pologne, mais le détrôna dès qu’il fit mine de prendre son rôle au sérieux. Le vaniteux Potemkin fut le seul qui rendit des services à l’État. Son luxe effréné, tout oriental, coûtait des sommes folles, et la Crimée, sa seule conquête, ajouta aux pieds d’argile du colosse russe le talon d’Achille, comme on l’a vu par la guerre de 1854. Lanskoï fut l’amant préféré de la vieillesse de Catherine. Elle le pleura, — ses lettres à Grimm